Journal des procès n°224 (16 octobre 1992)

Où gîte le Pouvoir judiciaire ? Chez chacun des juges du royaume, et nulle part ailleurs. Où gîte la liberté de la presse (qu’on appelle parfois le quatrième Pouvoir) ? Chez chacun des journalistes, et nulle part ailleurs.

Ces constats sont bons à rappeler. On surprendrait sans doute beaucoup de citoyens en leur disant que le ministre de la Justice n’a rien à dire, et encore moins à ordonner à des juges et que la moindre intervention du gouvernement serait, à leur égard, scandaleuse.

Il n’en reste pas moins qu’il y a une hiérarchie entre les Pouvoirs et que le Législatif devrait être le premier, qui est l’émanation par excellence de la Nation, mais nous savons que, bien malheureusement, la Parlement ne compte plus guère en ce que les majorités y sont partisanes. L’Exécutif a, au contraire, tendance à s’accorder de plus en plus de prérogatives. Quant au Judiciaire, légitimement ombrageux, car les dérives seraient rapides, il entretient une sorte d’incompréhension avec les deux autres Pouvoirs, lesquels ne comprennent pas que des hommes et des femmes qui sont venus leur faire des courbettes pour être nommés (du moins avant la nouvelle loi), une fois qu’ils le sont, se targuent d’être ingrats !

De même, les journalistes, qui revendiquent avec raison d’être l’incarnation de la liberté de la presse, irritent leurs patrons : qui les engage, et qui les  paie à la fin ? Grave question de savoir si ce sont les patrons ou les lecteurs ? L’ambivalence de l’entreprise, à la fois commerciale et intellectuelle, nourrit nécessairement des équivoques…

Ceux qui ont assez d’argent, assez de millions ou de dizaines de millions  pour créer ou acheter un journal se persuadent aisément qu’ils pensent aussi bien que les journalistes, et les politiques qu’ils jugeraient aussi bien, sinon mieux que les juges. Ah ! s’ils étaient juristes ou, comme le soupirait un directeur de journal, “si je savais écrire !” Difficile de les convaincre que juger et écrire ne sont ni des trucs ni des moyens !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°223 (2 octobre 1992)

L’une des grandes querelles dans cette partie du monde est de savoir si l’automne l’emporte en charme et beauté sur le printemps ou si c’est l’inverse. Voilà une dispute, ou une disputation comme on disait au Moyen-âge lorsqu’on soumettait à des avis tel point de religion, qui offre un réel intérêt ! Les uns argumenteront que si les couleurs de la nature, en automne, sont plus distinguées, elles sont en réalité plus proches de l’épate, tandis que la délicatesse des bourgeons et la frilosité des ciels, au printemps, ravissent les cœurs sensibles.

Or il est vrai que l’automne est sans doute chez nous la saison la plus violente. Violence de la lumière qui débusque les intentions du moindre brin d’herbe dont la fleur, en été, chatouillait le ventre de nos amies et pare d’un éclat tapageur ce qui aurait parfois intérêt à rester plus discret. Si le printemps est la promesse, l’automne est la fait*.

Mais l’argumentation est plus diversifiée de part et d’autre, et notamment gastronomique. Si le Beaujolais nouveau est à proprement parler de la bibine, on ne saurait passer sous silence les jets de houblon et surtout, surtout, les morilles, tellement supérieures, même si “de gustibus coloribusque non discutandum est” aux truffes. En regard de quoi on présentera un régiment serré de gibiers. Comment pourtant ne pas enregistrer que les meilleurs font défaut ? On vous sert sans vergogne des perdreaux d’élevage, ou même des faisans, et vous chercherez en vain chez le meilleurs volaillers des grives, ce roi des gibiers. Or, il est vrai que vivantes, elles chantent, et quel chant ! Rien que d’y penser, ça vous coupe l’appétit. Ainsi, l’écologie, qui est tout à la fois la grande innovation de notre époque et sa plaie quand elle devient nostalgie du bon vieux temps passé, cette horreur, intervient-elle dans le débat. Les meilleures choses du printemps nous laissent l’âme en paix, au contraire de ressources de l’automne.

II y a d’autres registres encore de la disputation. Revenons-à la lumière. L’une, celle de printemps est par excellence celle des peintres impressionnistes, l’autre celle des surréalistes. A l’essence de choses s’oppose leur aspect changeant. Hé ! cela vaut d’y réfléchir !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°222 (28 septembre 1992)

Peut-être avez-vous déjà été le témoin d’un dialogue entre une personne qui croit avoir une supériorité sur l’autre, qui dispose d’un pouvoir sur l’autre et profite de la peur ou seulement de ce que celui à qui elle s’adresse est moins à l’aise – un juge par exemple, et un prévenu – pour laisser celui-ci s’emberlificoter dans des explications formellement confuses. Ces moments sont pénibles (et plus rares qu’autrefois, il faut le dire, au tribunal) car ils recensent toute la mauvaise foi du monde. La conclusion est alors, généralement, que le premier lance au second avec un soupir et un regard comme tourné vers l’intérieur, vers la conscience, et en hochant douloureusement la tête :
– Je ne comprends pas !
Sous-entendu il voudrait bien comprendre, mais rien à faire, il n’y a pas moyen !
On peut rêver qu’à propos de tels échanges, qui n’ont pas lieu que dans des palais de justice, le second court-circuite :
– Je crois en effet que c’est bien là votre problème !
– Quoi ?
– Eh bien ! que vous ne comprenez pas…
– Expliquez-vous donc !
– Non, car s’il est une chose inutile, c’est d’expliquer quoique ce soit à quelqu’un qui ne comprend pas. On y perdrait sa salive et des trésors d’arguments !

Quel plaisir ce serait qu’un prévenu répondît, à l’occasion, de cette manière à un juge, qui feindrait de ne pas le comprendre tandis qu’en réalité nous sommes tous ainsi faits que nous nous entendons nécessairement – sans toujours approuver, bien entendu, ni même s’approuver…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°215 (17 avril 1992)

Apparemment, les gens votent mal en Europe continentale et redeviendrait d’actualité la lettre, non point missive dirait Astyanax, que Berthold Brecht adressa au gouvernement de l’Allemagne de l’Est à I’occasion d’émeutes sévèrement réprimées. Brecht y félicitait les autorités de son pays d’avoir fait preuve de fermeté et proposait, avec une imparable logique, de renvoyer ce peuple indigne de son gouvernement et d’en choisir un autre, plus digne de ce gouvernement.

Quelques années auparavant, Armand Salacrou dont l’oeuvre repose sur l’idée qu’un monde sans Dieu est nécessairement déboussolé, faisait dire par Savonarole, dans La Terre est ronde que ce qu’il fallait à Florence, c’était la liberté et que, s’il le fallait, il la lui imposerait ! La boucle est bouclée : un monde sans Dieu est déboussolé et une théocratie toujours une tyrannie.

Entre ces extrêmes, des pays comme le nôtre naviguent. On nous y démontre la démocratie à la manière de Diogène marchant de long en large devant un philosophe lui expliquant l’impossibilité du mouvement. Ainsi va-t-on répétant que nous comptons parmi les rares pays de la planète où les libertés formelles sont généralement respectées. Faut-il monter en épingle certains scandales, bien réels, comment le nier ? Ou y a-t-il toujours un prix à payer – ce que croyaient les Grecs qui ménageaient au fond de leurs temples lumineux de petites salles basses où glapissaient les Érinyes ?

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°122 (5 février 1988)

De même que la fortune d’un marchand de moutarde se fait moins sur ce qu’on en mange que sur ce qu’on laisse sur le bord de son assiette, car on en prend toujours trop, les informations intéressantes ne sont qu’une petite partie de celles qu’on nous livre. Dans le formidable flux de nouvelles, la perle perd son orient, pour deux raisons.

La première est qu’à vouloir tout dire, on noie I’important dans un salmigondis de faits divers pittoresques et de faits de société à peine significatifs. La seconde raison est que certaines informations sont redoutables lorsqu’on est seul à y mettre I’accent. L’audace n’est plus neutralisée par le nombre ni la voix soutenue par le chœur. Le journaliste sera tenté de faire de l’auto-censure dont Benjamin Constant remarquait déjà que c’était le péril le plus à craindre, car si I’on peut supprimer la censure, comment obliger les journaux de parler ? Dans cette presse qui a changé de mains depuis quelques années, on ne censure pas, ou peu : c’est inutile.

Les bons journaux se soucient peut-être moins  d’être les premiers (souvent de si peu !) sur la balle que de revenir sur entre-filets. En somme, ils se servent parcimonieusement de moutarde, mais ils la mangent sans en laisser une miette – ce qui n’enrichit pas les marchands.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°110 (26 juin 1987)

Bonnes vacances ! N’oubliez pas de remarquer, pendant la première étape, que les rosiers grimpants sont en gloire. Malgré, ou à cause de la pluie, ils n’ont jamais été plus beaux que cette année. N’oubliez rien avant de tout oublier pendant quinze jours ou trois semaines, sauf la poésie et l’amour. A demain les affaires ! Ne vous reposez pas, c’est le plus sûr moyen de vous fatiguer davantage. Les vacances sont un état d’esprit, une re-création parce qu’on n’est plus obligé, contraint, parce qu’on est libre de passer les frontières en criant par la fenêtre ouverte : “Untel est un con !” – en choisissant le nom de la personne qu’en temps ordinaire vous devez faire semblant de respecter le plus.

Bonnes vacances. Vous avez très bien fait de renouveler votre abonnement au Journal des procès avant de partir : il sera (un peu) plus cher à la rentrée de septembre. Le prix du numéro passera à cent francs, celui de l’abonnement ordinaire d’un an à deux mille francs. Faut-il vous expliquer pourquoi ? L’augmentation est minimale après quelque deux ans.

Bonnes vacances ! Emportez ce numéro. Sa lecture sera tout spécialement propice au bord d’une rivière, après le pique-nique, ou aux aurores sur le pont du yacht, ou encore le soir dans l’humble tente qui est une nacelle à deux cœurs.

Bonnes vacances, nous avons plein de projets qui écloront avec les dernières roses de septembre.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°102 (6 mars 1987)

Il n’est pas probablement plus très important de savoir qui a tort ou raison de MM. Damseaux, Coens et Verhofstadt, ni même d’essayer de comprendre quoique ce soit au déficit des finances publiques, hydre contre laquelle il apparaît de plus en plus vain de lutter.
La question est devenue de savoir si qui que ce soit, au gouvernement ou ailleurs, parvient encore à dominer le problème et à calculer à la deuxième conséquence, comme il est élémentaire de le faire aux échecs ? L’impression serait plutôt que plus personne ne sait où on en est, en sorte que les bonnes et les mauvaises nouvelles alternent, les secondes plus nombreuses que les premières mais sans que cela n’ait jamais vraiment un sens.
La confiance qu’on devrait faire en tel ou tel gouvernement devient absolument aveugle et on inverse l’ordre des données : puisqu’on nous impose I’austérité, c’est que ça ira mieux un jour ! A la limite, et au mieux, on ne cesse de parer au plus pressé, de faire face au jour-le-jour à des situations que personne ne pouvait prévoir et dont ceux qui gouvernent sont les premiers surpris ou effondrés. La machine est devenue folle. Le mot de fiduciaire prend enfin tout son sens, proche de fictif – le fiduciaire étant ce qui dépend exclusivement de la confiance.
Ceux qui conduisent le navire ont-ils pourtant encore confiance en eux-mêmes et la situation n’oblige-t-elle pas à caboter de plus en plus serré entre des écueils qu’aucun pilote ne repère plus avant d’avoir le nez dessus ?
Peut-être M. Martens va-t-il faire répéter en conseil des ministres “Plus près de Toi, mon Dieu” – en s’avisant qu’en outre il y en a qui chantent faux ?

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°101 (20 février 1987)

Quand La Fontaine écrit que d’un magistrat ignorant, c’est la robe qu’on salue, faut-il entendre que quoique fasse ou dise un magistrat, nous lui devons révérence ou, plutôt, que la robe, symbole de la Justice, est en soi respectable, indépendamment de celui qui la porte? C’est une querelle ancienne qu’on cherche d’aventure aux journalistes, qu’ils soient informateurs ou chroniqueurs judiciaires, les uns parlant des affaires avant le procès, les autres pendant ou après. Des juges, des représentants du ministère public s’indignent qu’on critique, qu’on désapprouve un jugement ou un réquisitoire; ils ne laissent pas de souligner qu’ils sont quant à eux tenus par leur devoir de réserve et cela sous-entend qu’il y aurait quelque chose de lâche à s’en prendre à des personnes qui ne peuvent pas répondre, ni partant se justifier, ce qui serait au demeurant au-dessous de la dignité d’un magistrat. C’était I’un des thèmes du discours qu’a prononcé à Paris le nouveau président du tribunal.
La vérité est peut-être subtile. s’il est exact que jamais un magistrat n’enverra un droit de réponse, par exemple, à un journal, au sujet d’une critique qu’on y aurait fait de la manière dont il exerce ses fonctions de magistrat, la rumeur est tôt rapportée au journaliste que l’intéressé est fâché, ou même furieux et rien n’est plus simple alors pour le journaliste que de prendre conseil, de se livrer à une petite enquête, de vérifier s’il n’a pas écrit un peu vite, un peu légèrement, et s’il y a lieu de rectifier, spontanément. C’est ce que l’auteur de ces lignes a fait parfois. Le plus déplorable en tout cas serait que le devoir de réserve des magistrats commande une admiration de principe pour tout ce que font ou disent les magistrats, soit même une abstention rigoureuse sur le plan critique. Nous n’avons pas le sentiment au Journal des procès, où le franc-parler est cependant de mise, que les juges ne sont point conscients qu’il est souhaitable qu’on parle de leurs jugements, en bien ou en mal, avec toutes les nuances – du moment qu’on le fait honnêtement, au sens où l’on parlait au XVIIIe siècle de l’honnête homme. Comme Dieu, la Justice a grand besoin des hommes !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°100 (6 février 1987)

Le Traité du reflet, d’Alain de Thoran, n’est pas un livre à mettre en toutes les mains ; il risquerait de passer pour un ouvrage sur les miroirs, comme l’égotisme de Stendhal pour de l’égoïsme.
Nous aimons bien parler de ce petit et vaste traité dans le centième numéro du Journal des procès parce que les arcanes secrets des reflets ont une parenté avec sa dégaine. Après tout, ce n’est pas un hasard si le titre de la chronique de Suzanne De Staercke, Le poids des choses légères est un emprunt (consenti) à un poème d’Alain Bosquet de Thoran. Nous voulons, par le biais du judiciaire et du juridique, être un reflet de société, image tout-à-la-fois fidèle et où l’on met du sien. Savez-vous ce qu’est une mise en abyme (bâtard du reflet ? demande l’auteur) ? Une dame se regarde en photo se regardant en photo, photo sur laquelle…
Ce n’est pas un jeu de miroir, car le vertige est concerté et en même temps fruit du hasard, des circonstances, d’une haleine sur la surface de l’eau.
Bachelard disait que le reflet corrige le réel : il en fait tomber les bavures et les misères. Ecrire, décrire, c’est refléter mais le média(tiseur) n’est point miroir. ll réfléchit au double sens du mot, l’un ruinant I’autre, le complétant, y ajoutant, en retranchant. “Oui, je vous le disais : le reflet, c’est l’art même !” conclut Alain Bosquet de Thoran. Et Valéry: “Le poète n’a pas pour but de communiquer une pensée, mais de faire naître en autrui l’état émotif auquel une pensée analogue (mais non identique) à la sienne convient.” Ce programme pourrait ne pas être seulement celui du poète mais qui fera la différence entre un procès et notre histoire, comme une vision qui brusquement s’allume et disparaît ?
Le Traité du reflet, Thème et variations, d’Alain Bosquet de Thoran, aux éditions Jacques Antoine est à mettre entre toutes les mains des lecteurs du Journal des procès.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°094 (14 novembre 1986)

La fondation Willy Peers et la Ligue des droits de I’Homme ont organisé, vendredi et samedi derniers, à I’U.L.B. un colloque sur la détention préventive et l’exclusion sociale. On y a entendu deux sortes de gens : ceux qui subissent et ceux qui savent, ou croient savoir. Les uns nous ont montré que le scandale de la détention préventive n’est pas seulement dans sa fréquence mais dans la manière, les contingences, et que I’exclusion sociale représente de plus en plus une véritable “détention sociale”. Les autres ont expliqué qu’il y aurait moyen, qu’il devrait y avoir moyen de réduire ces injustices, mais…
Le dérapage est, en tout cas, de plus en plus effrayant. Les détentions préventives qui ne devraient exister qu’en cas de circonstances graves et exceptionnelles sont l’ordinaire et la belle idée selon quoi les C.P.A.S. diffèrent des anciennes C.A.P. en ce qu’il ne s’agit plus d’une charité mais d’un droit, débouche sur des soupes populaires.
Tout se passe comme si on luttait contre I’impossible et que la crise ne permettait plus d’être en accord avec les principes, si solennellement proclamés qu’ils soient. ll y aura de plus en plus de personnes détenues préventivement qui ne devraient évidemment pas l’être et de plus en plus de pauvres à qui on viendra de moins en moins en aide jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour s’aviser enfin que gouverner implique d’autres qualités que celles de comptables, sauf à ce que tout bascule.

Philippe Toussaint


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