Journal des procès n°251 (24 décembre 1993)

Nous avons tous deux ou trois idées -Jankélévitch disait que les plus grands n’en ont que cinq ou six, et beaucoup une seule, la valorisation de leur nombril – autour desquelles nous tournons. A la vérité, c’est plutôt elles qui nous ont ! Elles nous cernent, nous envahissent bon gré mal gré.
Pour nous, une de ces idées-mères est que tout progrès implique un recul – moins grand le plus souvent que l’avantage nouveau et c’est donc un progrès mais, d’aventure, le recul peut prendre de l’ampleur. Ainsi par exemple pour l’invention de l’imprimerie. Sans elle, la Réforme n’eut assurément pas eu le même succès, donc pas de Contre-Réforme, et qu’eût été la Renaissance sans elles ? Luther disait qu’avec la Bible, chaque chrétien était le Pape. Encore ces chrétiens durent-ils apprendre à lire, ce qu’il firent et, grâce à Dieu si on ose le dire, ils ne lurent pas que la Bible ! Progrès immense et recul considérable. Si nous comparons les textes édités, sous forme de manuscrits, pendant la première moitié du XVe siècle à ceux qui furent imprimés pendant la seconde moitié, quel effondrement ! A des ouvrages antiques ou modernes qui honoraient l’esprit humain, succédèrent les romans de chevalerie, qui étaient les romans de gare de l’époque. C’est que l’investissement était énorme pour un imprimeur. Il devait vendre rapidement ses livres : les droits d’auteurs n’existaient pas et si un ouvrage avait du succès, il était immédiatement copié. Il fallait épuiser le marché d’un coup, d’où cette baisse de qualité – sauf la Bible, s’entend.
C’est qu’il manquait encore un personnage : l’éditeur. Il apparut au début du XVIe. Alors, on vit Érasme discuter avec Alde Manuce, à Venise, de la publication des Colloques, Jean de Tournes à Lyon s’entretenant avec Guillaume Budé, Froben à Bâle et tant d’autres qui avec les auteurs formaient en somme le projet de l’Humanisrne, les uns et les autres étant en effet des humanistes.
L’un n’était rien sans l’autre, l’autre ne pouvait rien sans l’un, C’est encore vrai aujourd’hui et, fermant les yeux, lorsqu’on pénètre dans une maison d’édition de grand prestige, y voyant par exemple d’éminents juristes accueillis par celui qui va les éditer, on peut rêver d’Érasme et d’Alde Manuce, de Froben et Thomas More. C’est pourquoi nous avons de I’estime et de l’amitié pour ces éditeurs d’hier et d’aujourd’hui sans qui l’honneur de l’esprit humain ne serait pas ce qu’il est !

Philippe Toussaint


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