Paul Léautaud, pour qui tout écrivain qui recevait un prix littéraire était déshonoré, et qui n’avait lui-même, disait-il, accepté le Goncourt “que pour l’argent”, détestait opiniâtrement Jean Giraudoux. Il tenait que son oeuvre était à destination des “archicubes”, les anciens de Normale Supérieure. Léautaud détestait ces ouvrages écrits du bout de la plume, et insoucieux des dures réalités.
Comme cet ami de Goethe dont, suprême ironie, nul ne se souvient plus, il ressassait inlassablement le constat que le pauvre n’est pas seulement malheureux mais ridicule.
Giraudoux, quand à lui, roucoulait de plaisir en écrivant dans Bella qu’une de ses héroïnes, prostituée de son état, se sachant guettée dans un bar par un policier qui serait prompt à l’accuser de racolage et voulant néanmoins remonter un de ses bas, commença sur elle-même le lent travail de I’ambassadeur qui, au moment où il s’incline respectueusement devant un chef d’Etat pour lui présenter ses lettres de créances, sent céder ses bretelles.
Il y a là une vision du monde qui exaspère ceux que les drames et tragédies mobilisent. Insupportable fatuité, protestent-ils, de ceux qui sourient avec une hautaine indulgence, par opposition avec ceux qui rient ravageusement.
Mais comment choisir entre Montaigne et Rabelais, entre la lame qui délicatement tue sans presque faire saigner et le gourdin qui écrabouille Prichocolle, “ce que voyant, cuidé-je me conchier de joie” ? Après tout, Voltaire savait que Rousseau était un grand homme dont il ne partageait pas les idées (“mais je me battrais pour que vous puissiez les exprimer”) et l’accueillit fraternellement à Ferney. Cinq minutes. Après quoi il le trouva décidément imbuvable et n’eut plus qu’une envie, le flanquer à la porte comme Candide l’avait été lorsqu’on l’avait surpris à embrasser mademoiselle Cunégonde derrière un paravent : à grands coups de pied dans le derrière !
La tolérance et toutes ses sortes de choses dont nous parons volontiers notre ego, ne résistent guère plus d’un instant, pauvres de nous, au choc des inimitiés instinctives.
Philippe Toussaint
JOURNAL DES PROCÈS n°249
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