Journal des procès n°127 (15 avril 1988)

Il faut vivre avec son temps, même si on est mal fait à son époque et on n’évitera plus qu’à la télévision, phénomène envahissant par excellence, la publicité ne prenne une place de plus en plus indiscrète et grossière. Déjà, on nous I’impose ici et là à l’improviste, au beau milieu d’un film ou d’une émission quelconque, ce qui est illégal, mais tout se passe comme s’il était vieux-jeu de le faire remarquer.
Il est tout de même extraordinaire que personne n’ait tiqué à propos de l’interview “à domicile” – en l’espèce à l’Elysée – de François Mitterrand, coupée à deux reprises par de la publicité. “Et maintenant, Monsieur le Président, une petite pause.” Le Président de la République française acquiesce d’un battement de paupières et on nous apprend ce qui lave plus blanc que blanc.
Est-ce que la dignité de la magistrature suprême, qu’exerce en tout cas jusqu’au 8 mai prochain Monsieur Mitterrand, n’aurait pas dû lui dicter un refus, dut-on le qualifier de hautain, à cette condition publicitaire ?
Il est vrai que la grande majorité des Français le regardaient, sans compter quelques millions d’étrangers dans les pays où I’on peut capter cette chaîne. Quel public ! Quel marché ? Que d’argent ! On ne saurait lutter contre ça.
Il faut bien vivre avec son temps. Dommage que Monsieur Mitterrand, à qui nous I’avions demandé gentiment, n’ait pas voulu tenir, pendant son interview télévisée, un numéro du Journal des procès en main, lui qui le lit chaque quinzaine sans en sauter une ligne.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°126 (1 avril 1988)

Le Joumal des procès vient d’absorber, par le moyen d’O.P.A., d’une  sauvagerie assurément révoltante mais efficace et que la grandeur de la cause justifie amplement [Nicolas Machiavel, le Prince, livre III, chap. 5.] l’Osservatore Romano, le Moniteur belge et le groupe De Benedetti tout entier. Pour discrètes qu’elles furent, ces opérations ne laisseront évidemment pas de produire quelques changements notables ici et là. Pour nous, la simplicité restant de règle, nous ne changerons rien à notre train de vie mais les conciles, les lois promulguées à partir de maintenant dans notre pays et sa politique industrielle vont à la fois surprendre et charmer. Nous détenons enfin le pouvoir spirituel, législatif et économique sans risque d’en être corrompus, ce que notre définition cautionne assez. Ainsi, avons-nous décidé, arrêté et décrété par exemple qu’on remplacerait dans le Code pénal le nombre de jours, mois ou années d’emprisonnement par le calcul possible du nombre d’occasions manquées de se donner des bisous, en sorte que l’horreur de la peine deviendra si patente que la prévention générale y gagnera beaucoup en matière de délits et de crimes (nous supprimons les contraventions) et inclinera par ailleurs les juges qui, pour être magistrats n’en sont pas moins des bisouteurs et des bisouteuses, à plus de mansuétude.

Fait ce 1er avril 1988 au Journal des procès.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°122 (5 février 1988)

De même que la fortune d’un marchand de moutarde se fait moins sur ce qu’on en mange que sur ce qu’on laisse sur le bord de son assiette, car on en prend toujours trop, les informations intéressantes ne sont qu’une petite partie de celles qu’on nous livre. Dans le formidable flux de nouvelles, la perle perd son orient, pour deux raisons.

La première est qu’à vouloir tout dire, on noie I’important dans un salmigondis de faits divers pittoresques et de faits de société à peine significatifs. La seconde raison est que certaines informations sont redoutables lorsqu’on est seul à y mettre I’accent. L’audace n’est plus neutralisée par le nombre ni la voix soutenue par le chœur. Le journaliste sera tenté de faire de l’auto-censure dont Benjamin Constant remarquait déjà que c’était le péril le plus à craindre, car si I’on peut supprimer la censure, comment obliger les journaux de parler ? Dans cette presse qui a changé de mains depuis quelques années, on ne censure pas, ou peu : c’est inutile.

Les bons journaux se soucient peut-être moins  d’être les premiers (souvent de si peu !) sur la balle que de revenir sur entre-filets. En somme, ils se servent parcimonieusement de moutarde, mais ils la mangent sans en laisser une miette – ce qui n’enrichit pas les marchands.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°110 (26 juin 1987)

Bonnes vacances ! N’oubliez pas de remarquer, pendant la première étape, que les rosiers grimpants sont en gloire. Malgré, ou à cause de la pluie, ils n’ont jamais été plus beaux que cette année. N’oubliez rien avant de tout oublier pendant quinze jours ou trois semaines, sauf la poésie et l’amour. A demain les affaires ! Ne vous reposez pas, c’est le plus sûr moyen de vous fatiguer davantage. Les vacances sont un état d’esprit, une re-création parce qu’on n’est plus obligé, contraint, parce qu’on est libre de passer les frontières en criant par la fenêtre ouverte : “Untel est un con !” – en choisissant le nom de la personne qu’en temps ordinaire vous devez faire semblant de respecter le plus.

Bonnes vacances. Vous avez très bien fait de renouveler votre abonnement au Journal des procès avant de partir : il sera (un peu) plus cher à la rentrée de septembre. Le prix du numéro passera à cent francs, celui de l’abonnement ordinaire d’un an à deux mille francs. Faut-il vous expliquer pourquoi ? L’augmentation est minimale après quelque deux ans.

Bonnes vacances ! Emportez ce numéro. Sa lecture sera tout spécialement propice au bord d’une rivière, après le pique-nique, ou aux aurores sur le pont du yacht, ou encore le soir dans l’humble tente qui est une nacelle à deux cœurs.

Bonnes vacances, nous avons plein de projets qui écloront avec les dernières roses de septembre.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°102 (6 mars 1987)

Il n’est pas probablement plus très important de savoir qui a tort ou raison de MM. Damseaux, Coens et Verhofstadt, ni même d’essayer de comprendre quoique ce soit au déficit des finances publiques, hydre contre laquelle il apparaît de plus en plus vain de lutter.
La question est devenue de savoir si qui que ce soit, au gouvernement ou ailleurs, parvient encore à dominer le problème et à calculer à la deuxième conséquence, comme il est élémentaire de le faire aux échecs ? L’impression serait plutôt que plus personne ne sait où on en est, en sorte que les bonnes et les mauvaises nouvelles alternent, les secondes plus nombreuses que les premières mais sans que cela n’ait jamais vraiment un sens.
La confiance qu’on devrait faire en tel ou tel gouvernement devient absolument aveugle et on inverse l’ordre des données : puisqu’on nous impose I’austérité, c’est que ça ira mieux un jour ! A la limite, et au mieux, on ne cesse de parer au plus pressé, de faire face au jour-le-jour à des situations que personne ne pouvait prévoir et dont ceux qui gouvernent sont les premiers surpris ou effondrés. La machine est devenue folle. Le mot de fiduciaire prend enfin tout son sens, proche de fictif – le fiduciaire étant ce qui dépend exclusivement de la confiance.
Ceux qui conduisent le navire ont-ils pourtant encore confiance en eux-mêmes et la situation n’oblige-t-elle pas à caboter de plus en plus serré entre des écueils qu’aucun pilote ne repère plus avant d’avoir le nez dessus ?
Peut-être M. Martens va-t-il faire répéter en conseil des ministres “Plus près de Toi, mon Dieu” – en s’avisant qu’en outre il y en a qui chantent faux ?

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°101 (20 février 1987)

Quand La Fontaine écrit que d’un magistrat ignorant, c’est la robe qu’on salue, faut-il entendre que quoique fasse ou dise un magistrat, nous lui devons révérence ou, plutôt, que la robe, symbole de la Justice, est en soi respectable, indépendamment de celui qui la porte? C’est une querelle ancienne qu’on cherche d’aventure aux journalistes, qu’ils soient informateurs ou chroniqueurs judiciaires, les uns parlant des affaires avant le procès, les autres pendant ou après. Des juges, des représentants du ministère public s’indignent qu’on critique, qu’on désapprouve un jugement ou un réquisitoire; ils ne laissent pas de souligner qu’ils sont quant à eux tenus par leur devoir de réserve et cela sous-entend qu’il y aurait quelque chose de lâche à s’en prendre à des personnes qui ne peuvent pas répondre, ni partant se justifier, ce qui serait au demeurant au-dessous de la dignité d’un magistrat. C’était I’un des thèmes du discours qu’a prononcé à Paris le nouveau président du tribunal.
La vérité est peut-être subtile. s’il est exact que jamais un magistrat n’enverra un droit de réponse, par exemple, à un journal, au sujet d’une critique qu’on y aurait fait de la manière dont il exerce ses fonctions de magistrat, la rumeur est tôt rapportée au journaliste que l’intéressé est fâché, ou même furieux et rien n’est plus simple alors pour le journaliste que de prendre conseil, de se livrer à une petite enquête, de vérifier s’il n’a pas écrit un peu vite, un peu légèrement, et s’il y a lieu de rectifier, spontanément. C’est ce que l’auteur de ces lignes a fait parfois. Le plus déplorable en tout cas serait que le devoir de réserve des magistrats commande une admiration de principe pour tout ce que font ou disent les magistrats, soit même une abstention rigoureuse sur le plan critique. Nous n’avons pas le sentiment au Journal des procès, où le franc-parler est cependant de mise, que les juges ne sont point conscients qu’il est souhaitable qu’on parle de leurs jugements, en bien ou en mal, avec toutes les nuances – du moment qu’on le fait honnêtement, au sens où l’on parlait au XVIIIe siècle de l’honnête homme. Comme Dieu, la Justice a grand besoin des hommes !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°100 (6 février 1987)

Le Traité du reflet, d’Alain de Thoran, n’est pas un livre à mettre en toutes les mains ; il risquerait de passer pour un ouvrage sur les miroirs, comme l’égotisme de Stendhal pour de l’égoïsme.
Nous aimons bien parler de ce petit et vaste traité dans le centième numéro du Journal des procès parce que les arcanes secrets des reflets ont une parenté avec sa dégaine. Après tout, ce n’est pas un hasard si le titre de la chronique de Suzanne De Staercke, Le poids des choses légères est un emprunt (consenti) à un poème d’Alain Bosquet de Thoran. Nous voulons, par le biais du judiciaire et du juridique, être un reflet de société, image tout-à-la-fois fidèle et où l’on met du sien. Savez-vous ce qu’est une mise en abyme (bâtard du reflet ? demande l’auteur) ? Une dame se regarde en photo se regardant en photo, photo sur laquelle…
Ce n’est pas un jeu de miroir, car le vertige est concerté et en même temps fruit du hasard, des circonstances, d’une haleine sur la surface de l’eau.
Bachelard disait que le reflet corrige le réel : il en fait tomber les bavures et les misères. Ecrire, décrire, c’est refléter mais le média(tiseur) n’est point miroir. ll réfléchit au double sens du mot, l’un ruinant I’autre, le complétant, y ajoutant, en retranchant. “Oui, je vous le disais : le reflet, c’est l’art même !” conclut Alain Bosquet de Thoran. Et Valéry: “Le poète n’a pas pour but de communiquer une pensée, mais de faire naître en autrui l’état émotif auquel une pensée analogue (mais non identique) à la sienne convient.” Ce programme pourrait ne pas être seulement celui du poète mais qui fera la différence entre un procès et notre histoire, comme une vision qui brusquement s’allume et disparaît ?
Le Traité du reflet, Thème et variations, d’Alain Bosquet de Thoran, aux éditions Jacques Antoine est à mettre entre toutes les mains des lecteurs du Journal des procès.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°097 (26 décembre 1986)

Chères Lectrices, chers Lecteurs,
En ce beau jour de la nouvelle année, nous mettons la main à la plume pour vous souhaiter bien sincèrement de rester, ni plus ni moins, ce que vous êtes. Nous vous le souhaitons, nous nous le souhaitons aussi d’un cœur égal : que serions-nous si vous n’étiez ce que vous êtes, c’est à dire amicaux ?
Il est clair que le Journal des procès ne devrait pas exister si les choses et les êtres étaient comme on voudrait qu’ils fussent. Il est même prodigieusement agaçant, pour la plupart de ceux qui, en leur simple langage, s’appellent des décideurs, que nous poussions l’impertinence – dont Astyanax vous dira qu’elle est une pertinence exagérée – jusqu’à croître. Comble de la sédition, voici un journal sérieux ne participant point de l’esprit de sérieux et allant jusqu’à ne pas prendre ses lecteurs pour des imbéciles ni pour des brutes. Tous les calculs sont renversés, le roi serait-il tout nu ?
Souffrez qu’en ce beau jour de la nouvelle année, nous vous retournions enfin les compliments que vous ne ratez aucune occasion de nous faire. N’en prenons pas moins la ferme résolution, humbles mais fiers de l’être, de nous améliorer, ce qui reste un vaste programme !
Chères Lectrices, chers Lecteurs,
En ce beau jour de la nouvelle année, dont vous savez qu’il est le signal que le grand pourrissement d’automne est terminé et que, sous la couche de glace translucide, la vie sourd déjà, acceptez ces premières fleurs des jardins et des bois, celles des noisetiers, discrètes mais sûre promesse d’amandes point amères…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°094 (14 novembre 1986)

La fondation Willy Peers et la Ligue des droits de I’Homme ont organisé, vendredi et samedi derniers, à I’U.L.B. un colloque sur la détention préventive et l’exclusion sociale. On y a entendu deux sortes de gens : ceux qui subissent et ceux qui savent, ou croient savoir. Les uns nous ont montré que le scandale de la détention préventive n’est pas seulement dans sa fréquence mais dans la manière, les contingences, et que I’exclusion sociale représente de plus en plus une véritable “détention sociale”. Les autres ont expliqué qu’il y aurait moyen, qu’il devrait y avoir moyen de réduire ces injustices, mais…
Le dérapage est, en tout cas, de plus en plus effrayant. Les détentions préventives qui ne devraient exister qu’en cas de circonstances graves et exceptionnelles sont l’ordinaire et la belle idée selon quoi les C.P.A.S. diffèrent des anciennes C.A.P. en ce qu’il ne s’agit plus d’une charité mais d’un droit, débouche sur des soupes populaires.
Tout se passe comme si on luttait contre I’impossible et que la crise ne permettait plus d’être en accord avec les principes, si solennellement proclamés qu’ils soient. ll y aura de plus en plus de personnes détenues préventivement qui ne devraient évidemment pas l’être et de plus en plus de pauvres à qui on viendra de moins en moins en aide jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour s’aviser enfin que gouverner implique d’autres qualités que celles de comptables, sauf à ce que tout bascule.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°093 (31 octobre 1986)

Ce numéro du Journal des procès est à nouveau perturbé par l’actualité ! ll y a l’affaire Happart : nous sommes reconnaissants à Robert Senelle, éminent juriste flamand, de nous avoir donné un article, rien n’étant plus souhaitable en I’espèce que de pouvoir lire dans un journal francophone pareille analyse, quelles que soient les conclusions qu’on puisse en tirer, en connaissance réelle de cause.
Nous publions par ailleurs un important arrêt en matière de liberté d’expression qui, comme tous ceux de la Cour européenne des droits de I’Homme, est fort long. Le moyen toutefois d’y pratiquer des coupes sombres sans le dénaturer ? Nous avons choisi d’y consacrer une bonne partie de ce numéro, ainsi qu’au commentaire nourri du professeur Hanotiau, ne voulant pas informer à moitié…
Voilà qui explique que nous ayons été contraints de reporter encore la publication d’autres articles, notamment la suite du Discours du juge Goth de F. Ringart et aussi de la bande dessinée juridique de Damien Moreau ! Enfin, de ne pas consacrer ce billet d’humeur à M. Bokassa, illustration allégorique de la phrase fameuse selon quoi le pouvoir rend fou, et le pouvoir absolu, absolument fou. ll faut ajouter que ce n’est point sans l’aveu de différents gouvernements que des Bokassa ont pu, peuvent encore bafouer monstrueusement les droits de I’Homme.
Quarante ans après Nurenberg, nul ne veut s’aviser que les crimes contre I’Humanité sont imprescriptibles et que la compétence est universelle. ll est tellement plus simple de faire l’autruche et d’envoyer ces gens-là, ou de les laisser aller, se faire pendre ailleurs…

Philippe Toussaint


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