Journal des procès n°133 (9 septembre 1988)

…Cinq fois plus homme.

En dépit de leur diversité, aucun des auteurs de ce dossier élaboré par le Centre régional du Libre Examen de Bruxelles ne soutient qu’il faille renvoyer les immigrés chez eux – ce qui dispense le cas échéant de définir ce “chez eux” dramatiquement incertain parfois quand le temps a passé. Les avis, davantage peut-être que les opinions, car la circonspection est de mise et il y longtemps que l’argumentation fait vaciller les convictions, sont unanimes au moins en ceci que le quasi-million de personnes d’origine étrangère récente (Eric de Diesbach s’interrogeant pertinemment sur le nombre de “bons Belges’, qui trouveraient des étrangers parmi leurs ancêtres) restera en Belgique, quoiqu’il advienne. Le seul choix est d’assimiler ces citoyens étrangers ou de respecter leurs identités culturelles. Altemative – ou dilemme ? – pouvant comporter des nuances importantes. Charles Picqué combat résolument, quant à lui, ce qui serait incompatible dans certaines cultures avec nos conceptions politiques ou des droits de I’Homme, à la limite avec nos conceptions religieuses.

Discours raisonnables, rarement audacieux, parfois angoissés mais immanquablement placés sous le signe d’un refus du racisme, dernier rempart d’un humanisme dont nous n’aurions pourtant plus tout-à-fait les moyens financiers ou électoraux. De très haut, planent sur cette problématique le souvenir du nazisme, la hantise de ses résurgences mais aussi la crise économique et qu’il n’est plus de saison d’être une belle âme. Les chiffres qu’on trouvera dans ce dossier devraient pourtant faire réfléchir. Ils démontrent à tout le moins que beaucoup parlent sans savoir (ou sans essayer de savoir).

Discours se voulant sérieux et réalistes, expurgés de toute passion, de tout irraisonné. Cela peut mener loin. On n’oserait. presque plus dire tranquillement qu’on n’aime pas le couscous ou la moambe, comme si ne pas aimer était rejeter à la fois la recette et le cuisinier ! Discours un peu crispés. Le changement de régime en Espagne n’a pourtant pas détourné de passer ses vacances de préférence en Italie, ou inversement d’avoir pu se rendre enfin, avec bonheur, en Espagne après Franco…

Les hommes et les femmes de toutes races et de toutes cultures sont faits pour se comprendre, c’est-à-dire savoir qu’ils ont ou non de la sympathie les uns pour les autres à titre individuel. Autre chose serait de se demander si on a tort ou raison, question aussi aberrante que de s’interroger sur les motifs pour lesquels on tombe amoureux ou pour lesquels une amitié se noue, tandis que c’est seulement après coup qu’on vérifie au fil des années qu’on ne s’était pas trompé. Pas de démarche plus sotte mais plus incoercible que de justifier de tels choix…

Les auteurs dont on lira les articles se gardent bien d’établir une hiérarchie entre les cultures. Tout de même, sont-elles toutes compatibles et surtout “conviviales” ? Si je vois, au hasard d’un voyage en Thaïlande, un bonze s’asseoir dans la rue, s’arroser d’essence et s’apprêter à craquer une allumette, qu’est-ce que je fais ? Tout me pousse à me précipiter pour l’empêcher de craquer son allumette mais en ai-je le droit ? Je le prends, mais j’essuie avec gêne les reproches du bonze. La petite fille de deux ans que des sociologues français ont trouvée abandonnée en Amazonie deviendra professeur à la Sorbonne si ses parents adoptifs lui donnent une éducation privilégiée et le petit européen victime ou bénéficiaire de circonstances analogues deviendra bonze, ce qui n’est certes pas moins que professeur d’université. Nous sommes et nous devenons.

Le quasi-million de citoyens immigrés ne partira pas mais n’en viendra-t-il pas d’autres de surcroît ? A cet égard aussi, tout le monde semble d’accord que la Belgique doit rester terre d’asile et d’accueil. Oui, mais en prenant garde à ne pas exagérer en accroissant insupportablement le poids de cette solidarité humaine et en veillant au respect de I’ordre public. Réserves justifiées mais dans quelle mesure ceux qui les font ne se doutent-ils pas qu’elles pourraient ruiner les principes ?

Ce qui paraît peser le plus est l’inéluctable. On croit lire entre les lignes que nous avons été mal gouvernés par ceux qui importèrent, comme du bétail, il est vrai, ces travailleurs qui permirent à Achille Van Acker de gagner la bataille du charbon, puis à nous tous celle de poubelles. L’héritage serait trop lourd : si on pouvait le refuser sous bénéfice d’inventaire ! Les plus réticents et même les plus hostiles concèdent pourtant que les immigrés nous ont apporté, nous apportent énormément, qu’ils nous enrichissent culturellement (et font se redresser la courbe démographique). La Renaissance fut faite en bonne partie de la découverte d’autres manières de vivre et de penser, d’autres facettes de I’homme, ce que savait Érasme mais aussi, fera-t-on remarquer, Machiavel. Il est clair que la morale – nous pouvons bien danser sur notre tête, nous en avons tous une – passe notamment par la philologie.

Rubens écrivait que, connaissant cinq langues, il en était cinq fois plus homme.

Cette société pluri-culturelle qu’on nous impose de créer bon gré mal gré est certes une tentative exaltante mais M. Nols souligne avec simplicité qu’elle sera faite de contingences qui peuvent réduire à rien ce qu’il subodore n’être que propos d’intellectuels nantis.

Il est au moins exact qu’on légiférera plus facilement qu’on n’adoptera une vraie convivialité. Grave question de savoir si, pour réussir, celle-ci ne doit pas précéder cela ? Etienne Noël et Marcel Leurin le pensent mais Guy Cudell estime que ce sera difficile, difficile…

L’effort, on le répète presque trop, sera immense. C’est un peu comme si on se cherchait par avances des raisons d’échouer. On en vient donc très vite à parler de crédits, lesquels à force de faire défaut partout deviennent une panacée quasi obsessionnelle et mythique. L’enseignement devrait par exemple, en dépensant plus, être mieux adapté aux enfants d’immigrés. Idée convaincante, même si on serait tenté de croire qu’il n’y a pas que l’argent. On ne minimisera pas les parts secrètes d’hypocrisie.

On lutte vainement depuis tant et tant d’années contre l’idée fausse mais solidement ancrée que la criminalité augmenterait en Belgique “de façon alarmante”, selon la formule consacrée, tandis qu’elle stagne, ce qui est bien assez triste. Il sera tellement plus dur encore de convaincre que si on voit davantage de jeunes immigrés en correctionnelle que de petits gars de chez nous, c’est, comme nous le dit le professeur Kellens, qu’ils sont plus contrôlés.

Nul n’aurait sans doute osé soutenir dans ce numéro qu’il conviendrait d’assimiler les étrangers en sorte qu’ils aimeraient sincèrement les frites et se moqueraient du ramadan. Ils doivent rester autres, nous dit Serge Moureaux, mais égaux. Le fait est qu’ils ne le sont pas. Les chroniqueurs judiciaires savent que l’égalité devant la loi souffre des différences de traitement difficiles à mettre en évidence dans un arrêt de la Cour européenne des droits de I’Homme. Les humiliations quotidiennes, ces “coups d’épingle”, sont pourtant ce qui se pardonne le moins. Or, un Etat de droit comme le nôtre a ses dérives subtiles, contingentes, dont les plus faibles, tiers et quart-mondes, sont fatalement victimes.

Rien n’est plus émouvant et plus juste que ce que nous dit Yvan Ylieff, lui-même enfant d’immigré, mais n’est-il pas l’exception ? Nous pouvons assurément nous en glorifier, en parer notre bonne conscience nationale, comme il est glorifiant, je ne l’écris jamais sans en être ému, que la Belgique ait été, de tous les pays occupés par I’Allemagne nazie, celui où le plus de citoyens sauvèrent individuellement le plus de Juifs, sans sympathie spéciale pour eux au demeurant. Ça n’empêche ni un antisémitisme larvé ni une xénophobie plus ou moins avouée d’exister.

Vivement dix ans plus vieux !” propose Albert Faust. Le temps use des chaînes d’or, pourquoi n’userait-il pas aussi nos inquiétudes et nos préjugés? Vivement une société pluri-culturelle harmonieuse ! Même si elle doit être grise ? soupirent d’aucuns.

Avouons modestement que nous paraissons dépassés par les événements. Comme toujours. Comme tous les âges sont critiques, toutes les époques à un tournant et comme tous les problèmes ont tendance à glisser vers des problématiques. Il y a pourtant de la ressource et ce numéro spécial du Journal des procès le montre. Quelles que soient les circonspections vergogneuses et l’étroitesse des marges de manœuvre, les égoïsmes aussi naturellement, souvent si bêtes et mal informés, les collaborations réunies ici par le Centre régional du Libre Examen de Bruxelles sont, finalement optimistes. Parfois sans enthousiasme mais décidément. Ce n’est pas rien.

Philippe Toussaint


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