Journal des procès n°246 (15 octobre 1993)

Rien ne sert de courir, il y a quand même des bouchons sur les routes ! Mais quand on n’a pas de tête, il faut de I’essence pour retourner à la maison quérir le document qu’on y a oublié. Ainsi serait-il temps de mettre les adages, maximes et expressions qui firent fortune, au goût du jour. Le laboureur dit maintenant à ses enfants que c’est le fond qui manque le plus et non le moins, le tout n’étant pas de bien travailler mais d’avoir du travail. Au reste, labourer, c’est créer des surplus agricoles, ce qui devient incivique. Cette leçon vaut-elle un fromage au lait entier ou écrémé ?
Le cœur a ses raisons que la raison connaît parfaitement depuis Proust et quelques autres. Après la pluie, rarement le beau temps, le Pacte social qu’on nous concocte le démontrera sans doute. Enfants, cachez vos rouges tabliers – je dis ça, mais je ne dis rien ! – et je me nourris, vous le voyez assez, de beau langage et non de bonne soupe qui est un manger savoureux mais vulgaire.
Jouons, jouons avec les mots qui se jouent de nous mais dans cet océan d’à peu près que Raymond Queneau annonçait génialement en écrivant : “Allo ? M. le copissaire de molice ? Il n’y a pas une pinute à merdre !“, aussi ponctuel que le retour des saisons et vaste comme le ciel étoilé au-dessus de nos têtes, continue de scintiller le poème de Nerval : Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé, le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°245 (1 octobre 1993)

Pline l’ancien dont, à tort, nous relisons rarement l’Histoire du Monde, dit des rossignols que c’est miracle qu’une voix si hautaine sorte d’un si petit corps, et qu’il puisse tenir si longtemps haleine.
D’avantage, dit Pline, traduit ici par Antoine du Pinet, il a un chant ‘fort accordant, et parfaitement Musical : car quelquefois il fait ses tons longs, et quelquefois il fredonne : et d’autres fois il couppe son chant court : tantôt il assemble sa voix comme de crochets musicaux ; et d’entre-lasseures : puis la reprenant, il l’allonge, et quelquefois il l’obscurcit, usant de feintes au dépourvu. Une autrefois il gazouïllera entre soi-même, conduisant ses tons d’une même haleine, chantant maintenant pesamment, comme par semibrèves : baissant maintenant sa voix, la haussant quelquefois, et maintenant se dégoisant dru et menu. Quelque fois aussi il fera ses poincts d’Orgues, jettant sa voix haute comme une fusée, quand il lui plaît : tenant ores le dessus, maintenant la taille, et quelque fois la basse-contre. Pour conclusion, il n’y a instrument au monde, où on puisse trouver une Musique plus parfaite que celle qui fredonne en cette petite gorge.”

Quel beau texte ! Toutefois, les fusées existaient-elles, ailleurs qu’en Chine, au premier siècle de notre ère ? Et Antoine du Pinet n’a-t il pas traduit anachroniquement ? Mais ce n’est qu’un détail…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°244 (17 septembre 1993)

Apologue (fable présentant une vérité morale) de Kabylie. Une femme, enlevée de force, échappa à ses ravisseurs et rencontra un lion qui la prit sur son dos et la ramena sauve dans son village. Les amies de cette femme se réjouirent de la revoir et lui demandèrent qui l’avait sauvée ?
C’est un lion, répondit-elle. Il a été très bon pour moi mais a mauvaise haleine !
Les amies rirent sous cape mais le lion, qui était caché tout près de là, entendit le propos et n’en rit point. Une nuit, la femme se rencontra avec lui et le lion lui dit :
Prends un bâton et frappe-moi !
Non, répondit-t-elle, car un lion m’a rendu service, je ne sais si c’est toi ou un autre, car les lions se ressemblent tous.
C’est moi, dit-il. Frappe, et fort, ou je te mange !
La femme prit un bâton et le frappa si fort qu’elle le blessa.
Maintenant, tu peux partir, dit-il.
Plus tard, la femme et le lion se rencontrèrent à nouveau.
Regarde l’endroit où tu m’as blessé, dit le lion, est-il guéri ?
Il l’est, dit la femme, en caressant I’endroit.
Une blessure se guérit en fait souvent toute seule, dit le lion, mais
non le mal que fait une méchante parole.
Et alors il l’emporta et la mangea. Les lions sont des hommes et quand on dit qu’ils mangent des femmes, on entend qu’ils les prennent, mauvaise haleine ou pas, sur leur dos – la préposition “leur” laissant subsister un sérieux doute quant au dos de qui.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°243 (3 septembre 1993)

Quel plaisir (pour nous mais aussi pour vous, faute de quoi nous liriez-vous ?) de reprendre, après deux mois de vacances, la publication du Journal des procès ! Il va bien, comme vous pouvez vous en rendre compte, il continue sur sa lancée qui est celle de l’amitié au-delà des divergences, de I’optimisme compris en ce sens que de la conjonction de bonnes volontés venant de tous les horizons, surgiront des améliorations de notre société et que le mot d’ordre reste de tirer les gens – les gens, c’est nous ! – vers le haut.
Elle en a grand besoin, notre société ! Tant et tant d’entreprises qui ferment leurs portes, tant et tant d’ouvriers, d’employés mis au chômage. Plus on va et plus, à l’inverse de ce que disait le laboureur de La Fontaine à ses enfants, c’est le fond qui manque le plus ! Est-ce que tout ça ne va pas finir par craquer, est-ce qu’on ne lutte pas contre l’impossible ? Les pays de I’Est, enfin libres, bradent leur production, ruinant la concurrence au moment même où l’afflux d’immigrés est une charge de plus en plus lourde pour nos pays.
Il faut, comme toujours, tout faire en même temps, ne céder sur aucun principe, remettre sans cesse I’ouvrage sur le métier, faire preuve d’imagination, ne penser qu’au mieux être possible. La justice est là pour nous guider, vertu tellement plus grande que la charité. L’humour aussi…
Vous connaissez peut-être I’histoire. Un avocat envoie un télégramme à un de ses clients, rédigé en ces termes concis : LA JUSTICE L’EMPORTE !
Réponse du client: INTERJETEZ APPEL…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°242 (25 juin 1993)

Tout le monde connaît la remarque, apparemment mais hypocritement incidente, il est permis de le croire, que fait Francis Ponge en introduction à son poème intitulé VERRE D’EAU. Les première et dernière lettres de VERRE D’EAU, note-t-il, sont les seules de l’alphabet qui soient en forme de vases. Sauf l’Y bien sûr, mais il n’est en somme qu’un I sophistiqué, donnant à penser, quand nous I’utilisons, que nous sommes des hellénistes.
Un esprit se voulant rationnel tranchera qu’il s’agit d’un hasard dont il serait abusif et même stupide de tirer rien qui vaille plus qu’un sourire. Mais c’est déjà beaucoup ! Si jamais un coup de dés n’abolira le hasard, celui-ci se fortifie étrangement de piquer notre curiosité. On en vient alors à se demander si, après tout…
Ainsi en va-t-il parfois des coquilles, clignotantes comme des clins d’œil. Lorsqu’une “dame de porcelaine” devient une “dame de percelaine’, on se prend à rêver : le joli mot que “percelaine”. Au delà de la coquille, lorsqu’on a composé “l’I.C.I.T.” pour “licéité”, on s’esclaffe. Les sigles envahissent tout ! Mais n’est-ce pas de nature à nous alarmer ? Le signe devient présage.
Autour et alentour des jeux de mots, ou de lettres, il y a davantage peut-être que des bévues, des maladresses fortuites ou des cocasseries comme si les faits sur lesquels on raisonne se vengeaient brusquement, d’être traités comme s’ils n’avaient pas d’âme. Rien n’est jamais vraiment innocent…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°224 (16 octobre 1992)

Où gîte le Pouvoir judiciaire ? Chez chacun des juges du royaume, et nulle part ailleurs. Où gîte la liberté de la presse (qu’on appelle parfois le quatrième Pouvoir) ? Chez chacun des journalistes, et nulle part ailleurs.

Ces constats sont bons à rappeler. On surprendrait sans doute beaucoup de citoyens en leur disant que le ministre de la Justice n’a rien à dire, et encore moins à ordonner à des juges et que la moindre intervention du gouvernement serait, à leur égard, scandaleuse.

Il n’en reste pas moins qu’il y a une hiérarchie entre les Pouvoirs et que le Législatif devrait être le premier, qui est l’émanation par excellence de la Nation, mais nous savons que, bien malheureusement, la Parlement ne compte plus guère en ce que les majorités y sont partisanes. L’Exécutif a, au contraire, tendance à s’accorder de plus en plus de prérogatives. Quant au Judiciaire, légitimement ombrageux, car les dérives seraient rapides, il entretient une sorte d’incompréhension avec les deux autres Pouvoirs, lesquels ne comprennent pas que des hommes et des femmes qui sont venus leur faire des courbettes pour être nommés (du moins avant la nouvelle loi), une fois qu’ils le sont, se targuent d’être ingrats !

De même, les journalistes, qui revendiquent avec raison d’être l’incarnation de la liberté de la presse, irritent leurs patrons : qui les engage, et qui les  paie à la fin ? Grave question de savoir si ce sont les patrons ou les lecteurs ? L’ambivalence de l’entreprise, à la fois commerciale et intellectuelle, nourrit nécessairement des équivoques…

Ceux qui ont assez d’argent, assez de millions ou de dizaines de millions  pour créer ou acheter un journal se persuadent aisément qu’ils pensent aussi bien que les journalistes, et les politiques qu’ils jugeraient aussi bien, sinon mieux que les juges. Ah ! s’ils étaient juristes ou, comme le soupirait un directeur de journal, “si je savais écrire !” Difficile de les convaincre que juger et écrire ne sont ni des trucs ni des moyens !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°223 (2 octobre 1992)

L’une des grandes querelles dans cette partie du monde est de savoir si l’automne l’emporte en charme et beauté sur le printemps ou si c’est l’inverse. Voilà une dispute, ou une disputation comme on disait au Moyen-âge lorsqu’on soumettait à des avis tel point de religion, qui offre un réel intérêt ! Les uns argumenteront que si les couleurs de la nature, en automne, sont plus distinguées, elles sont en réalité plus proches de l’épate, tandis que la délicatesse des bourgeons et la frilosité des ciels, au printemps, ravissent les cœurs sensibles.

Or il est vrai que l’automne est sans doute chez nous la saison la plus violente. Violence de la lumière qui débusque les intentions du moindre brin d’herbe dont la fleur, en été, chatouillait le ventre de nos amies et pare d’un éclat tapageur ce qui aurait parfois intérêt à rester plus discret. Si le printemps est la promesse, l’automne est la fait*.

Mais l’argumentation est plus diversifiée de part et d’autre, et notamment gastronomique. Si le Beaujolais nouveau est à proprement parler de la bibine, on ne saurait passer sous silence les jets de houblon et surtout, surtout, les morilles, tellement supérieures, même si “de gustibus coloribusque non discutandum est” aux truffes. En regard de quoi on présentera un régiment serré de gibiers. Comment pourtant ne pas enregistrer que les meilleurs font défaut ? On vous sert sans vergogne des perdreaux d’élevage, ou même des faisans, et vous chercherez en vain chez le meilleurs volaillers des grives, ce roi des gibiers. Or, il est vrai que vivantes, elles chantent, et quel chant ! Rien que d’y penser, ça vous coupe l’appétit. Ainsi, l’écologie, qui est tout à la fois la grande innovation de notre époque et sa plaie quand elle devient nostalgie du bon vieux temps passé, cette horreur, intervient-elle dans le débat. Les meilleures choses du printemps nous laissent l’âme en paix, au contraire de ressources de l’automne.

II y a d’autres registres encore de la disputation. Revenons-à la lumière. L’une, celle de printemps est par excellence celle des peintres impressionnistes, l’autre celle des surréalistes. A l’essence de choses s’oppose leur aspect changeant. Hé ! cela vaut d’y réfléchir !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°222 (28 septembre 1992)

Peut-être avez-vous déjà été le témoin d’un dialogue entre une personne qui croit avoir une supériorité sur l’autre, qui dispose d’un pouvoir sur l’autre et profite de la peur ou seulement de ce que celui à qui elle s’adresse est moins à l’aise – un juge par exemple, et un prévenu – pour laisser celui-ci s’emberlificoter dans des explications formellement confuses. Ces moments sont pénibles (et plus rares qu’autrefois, il faut le dire, au tribunal) car ils recensent toute la mauvaise foi du monde. La conclusion est alors, généralement, que le premier lance au second avec un soupir et un regard comme tourné vers l’intérieur, vers la conscience, et en hochant douloureusement la tête :
– Je ne comprends pas !
Sous-entendu il voudrait bien comprendre, mais rien à faire, il n’y a pas moyen !
On peut rêver qu’à propos de tels échanges, qui n’ont pas lieu que dans des palais de justice, le second court-circuite :
– Je crois en effet que c’est bien là votre problème !
– Quoi ?
– Eh bien ! que vous ne comprenez pas…
– Expliquez-vous donc !
– Non, car s’il est une chose inutile, c’est d’expliquer quoique ce soit à quelqu’un qui ne comprend pas. On y perdrait sa salive et des trésors d’arguments !

Quel plaisir ce serait qu’un prévenu répondît, à l’occasion, de cette manière à un juge, qui feindrait de ne pas le comprendre tandis qu’en réalité nous sommes tous ainsi faits que nous nous entendons nécessairement – sans toujours approuver, bien entendu, ni même s’approuver…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°215 (17 avril 1992)

Apparemment, les gens votent mal en Europe continentale et redeviendrait d’actualité la lettre, non point missive dirait Astyanax, que Berthold Brecht adressa au gouvernement de l’Allemagne de l’Est à I’occasion d’émeutes sévèrement réprimées. Brecht y félicitait les autorités de son pays d’avoir fait preuve de fermeté et proposait, avec une imparable logique, de renvoyer ce peuple indigne de son gouvernement et d’en choisir un autre, plus digne de ce gouvernement.

Quelques années auparavant, Armand Salacrou dont l’oeuvre repose sur l’idée qu’un monde sans Dieu est nécessairement déboussolé, faisait dire par Savonarole, dans La Terre est ronde que ce qu’il fallait à Florence, c’était la liberté et que, s’il le fallait, il la lui imposerait ! La boucle est bouclée : un monde sans Dieu est déboussolé et une théocratie toujours une tyrannie.

Entre ces extrêmes, des pays comme le nôtre naviguent. On nous y démontre la démocratie à la manière de Diogène marchant de long en large devant un philosophe lui expliquant l’impossibilité du mouvement. Ainsi va-t-on répétant que nous comptons parmi les rares pays de la planète où les libertés formelles sont généralement respectées. Faut-il monter en épingle certains scandales, bien réels, comment le nier ? Ou y a-t-il toujours un prix à payer – ce que croyaient les Grecs qui ménageaient au fond de leurs temples lumineux de petites salles basses où glapissaient les Érinyes ?

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°134 (23 septembre 1988)

Ce mardi 24 septembre, les prix de la Francophonie seront remis après la compétition finale qui aura lieu le matin dans la salle des audiences solennelles de la Cour de cassation. Cette année, en effet, c’était à l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles et à la Conférence du jeune barreau de Bruxelles qu’il revenait d’organiser le 11ème prix de la Francophonie. Le bâtonnier Edouard Jakhian et le président Charles Verbruggen s’y sont employés avec un grand bonheur.
Les récompenses ne sont pas minces, car l’honneur est grand et le barreau de Marseille offre au premier lauréat la somme de trente mille francs – français – et l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles ainsi que la Conférence du jeune barreau de Bruxelles cent cinquante mille francs – belges – au deuxième lauréat.
Il est difficile, lorsqu’on livre ces informations, de ne pas, à la fois, se féliciter du succès de ce prix et d’être embarrassé par la lourdeur des expressions qu’on est forcé d’utiliser. “Francophonie” n’est guère racinien, “Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles” aurait surpris Molière et Corneille qui, en cette occasion au moins, n’eussent fait qu’un.
Nous savons tous que les langues évoluent et c’est dans la mesure où il est vivant que le français d’aujourd’hui n’est plus celui de Racine et de Molière. Le génie
que Malherbe allait chercher aux halles de Paris et que Proust repérait chez Françoise n’a plus rien de populaire. Il y a un Ordre français du barreau de Bruxelles tout bêtement parce qu’il y a aussi un Ordre flamand, et on dit “Francophonie” parce que le Canada, la Suisse et la Belgique ne sont pas la France. C’est convaincant, mais un peu plat…

Philippe Toussaint


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