Journal des procès n°341 (29 janvier 1998)

La gravure que nous reproduisons en couverture nous montre deux manières qu’on avait de procéder autrefois à l’épreuve de l’eau. On dépouillait l’homme ou la femme suspectés d’un crime, on leur liait le pied droit à la main gauche et le pied gauche à la main droite ; on les jetait alors dans un tonneau rempli d’eau ou dans une rivière. S’ils allaient au fond, ils étaient reconnus innocents (et on les repêchait) mais s’ils ne s’enfonçaient pas, ils étaient réputés coupables.

“Cela fe faifoit” lit-on chez un vieil auteur “devant bien du monde ; & l’on ne peut raisonnablement douter des faits rapportez, comme ils le font, par un grand nombre d’Auteurs. Il n’y a pas lieu non plus de douter, fi l’effet était naturel, ou non. On convenoit, & il eft affez évident, qu’il y avoit du surnaturel dans l’expérience. Lors qu’un homme étoit éprouvé pour plufieurs crimes, dont il était soupçonné, on le voyoit tantôt s’enfoncer dans l’eau, & tantôt furnager, felon qu’il étoit innocent ou coupable de ces diverfes fautes ; c’eft pourquoi on réiteroit plufieurs fois l’épreuve (…) On voyoit des perfonnes qui fçachant qu’elles enfonçoient dans l’eau, fe préfentoient hardiment à l’épreuve, & fe trouvoient enfuite bien furprifes, de fe voir demeurer fur l’eau malgré qu’elles en euffent.”

On prenait donc Dieu à témoin : Il n’allait tout de même pas permettre qu’un innocent surnage ! Dans le même temps, on était parfois bien ennuyé. Une femme dont les preuves avaient été rapportées qu’elle avait empoisonné plusieurs personnes, condamnée à être jetée dans une rivière, une corde au cou et au bout de la corde une grosse pierre, surnagea tranquillement, en sorte que I’exécution se transforma en épreuve et qu’elle fut proclamée innocente, comme on peut le lire dans un manuscrit du douzième siècle de l’église de Laon, qui parle tout uniment d’une preuve qui se fit “Juridiquement & devant le monde.” Savoir si le juridique et la publicité font paroles d’Évangile ?

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°330 (27 juin 1997)

Dans ce petit groupe que nous formons, nous savons que sa qualité d’angle était la simplicité. Ce grand esprit qui s’est éteint, ce cœur qui a cessé de battre n’attachaient nulle importance à ce qui anime si souvent ceux que pourtant il ne méprisait pas, parce qu’il ne méprisait personne. L’humour était son arme, mais si supérieurement réservé qu’on ne pouvait en prendre ombrage.

Il serait superflu de dire à quel point nous mesurons notre perte et que notre société civile, politique, savante devrait se souvenir amèrement que celui qui fut un des plus écoutés ne fut presque jamais entendu. Ce n’est pas l’objet de cette brève méditation mais plutôt que Robert Henrion hissait ses interlocuteurs au-dessus d’eux-mêmes, leur indiquait ce qu’ils pourraient être s’ils en avaient le courage, la générosité, la lucidité. Quoi d’autre, sinon l’amour de son épouse, Marlise, de sa fille, de ses fils, et cette éternelle sauvegarde, le travail ?

Sa mort, peu le savent, fut un exemple de dignité, de tendresse aussi, l’une n’allant pas sans l’autre. Secoué d’une poigne de fer par le mal, il conservait sur son lit d’hôpital la grandeur d’un homme dont l’existence avait un impératif absolu : élaguer, élaguer ce qui est vanité. Dur combat que le doute n’effleura point : jusqu’à la fin, il souriait.

Il n’aurait eu ni le goût ni même peut-être la patience que nous le lui disions, mais sans lui Le Journal des procès ne serait pas, ou ne serait que sa caricature. Il en fut tout de suite le président d’honneur et le collaborateur assidu, ne compta ni son aide, de toute nature, ni son engagement. Ne demandant jamais rien, exigeant moins encore, il nous hissait, nous aussi, au-dessus de nous-mêmes par les moyens les plus puissants parce que les plus discrets, un silence comme hésitant, une infime inflexion de voix…

Nous le verrons et l’entendrons ici jusqu’à ce que la plume nous tombe des mains.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°192 (5 avril 1991)

Comme chaque année à la même époque, nous sommes tous complètement crevés ! C’est évidemment le changement d’heure. On a, parait-il, publié des études fouillées sur les avantages et désavantages économiques : ce serait kif-kif. Donc on ne change pas, défaire étant encore travailler.

Côté non-marchand de la chose néanmoins, les plaintes sont unanimes. Deux fois par an, nous sommes tous crevés et faut-il insister sur le sort malheureux des fermiers qui ne parviennent pas à mettre dans la tête de leurs vaches et de leurs poules que le gouvernement a décidé qu’il serait une heure plus tôt ou plus tard ?

Ce phénomène social de l’heure d’été et de I’heure d’hiver n’eut peut-être qu’un équivalent en Europe et c’est que la terre, tout-à-coup, était ronde, qu’elle tournait sur elle-même et autour du soleil tandis qu’on la croyait fixe ! Il nous serait certainement impossible d’imaginer à quel point, au début du XVIIe siècle, quand les démonstrations de Galilée se vulgarisèrent, grâce à son admirable “Dialogue sur les deux grands systèmes du monde“, les gens furent perturbés – si nous n’en avions un bon témoin, qui est l’art baroque et l’immense inquiétude qui le nourrissait.

Au moins Galilée, et avant lui Copernic, avaient-ils raison, scientifiquement. Quand on voit le soleil se coucher ou se lever, notre raison nous redresse, comme pour le bâton qui paraît brisé dans l’eau, et nous enseigne que c’est nous qui, en réalité, tournons.

Mais l’heure d’été, ou l’heure d’hiver ? Quelle science les dicte, en quoi seraient-elles vraies ou fausses ? Seulement pratiques ou encombrantes,  seulement une question de sous. Si on en finissait une bonne fois? Comme disait l’adjudant : “L’heure, c’est l’heure.” Grande sagesse dans cette frêle cervelle…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°123 (19 février 1988)

Ce numéro du Journal des procès est un peu cul par dessus tête. C’est la faute à Duplat ! L’ordonnance du président du tribunal de commerce de Bruxelles, que nous publions quasi in extenso, est en effet très longue mais non point trop. Nos lecteurs, qu’il soient ou non juristes, y apprendront sans doute plus sur cette affaire de la Société Générale (de Belgique) que les commentaires qu’ils ont pu lire ou entendre ne le firent. Comme le raisonnement avance ! Que la démonstration est claire et rigoureuse ! Il n’est pas indifférent de se rappeler que ce texte a pourtant été écrit sous pression, comme toujours lorsqu’il s’agit d’un référé. Nous avons  sous les yeux le manuscrit (en photocopie), de la deuxième ordonnance que rendit M. Duplat, le 19 janvier dernier, dans la même affaire (voir Joumal des procès n°122). Il est frappant de constater qu’il ne comporte presque aucune rature. Le conseil de la S.A. CERUS avait été entendu par M. Duplat “entre 21 heures et 22h30.” Après quoi, M. Duplat se mit au travail. A une heure du matin, l’ordonnance était rédigée, “la présente minute étant remise à la requérante le 19 janvier 1988 à 7 h. 15.
Chapeau, Monsieur !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°087 (13 juin 1986)

L’idée – ou utilisons le mot plus vague de : sentiment, selon quoi la morale et toutes ces sortes de choses, dont d’aucuns aiment à dire: “C’est bien joli, tout ça, mais…” empêcheraient la réussite et que, dès lors, il suffirait d’agir décidément la truffe à ras de terre pour que les biens de ce monde soient à nous, cette idée, ce sentiment existent chez beaucoup. On serait pauvre parce qu’on est honnête ; ne soyons plus honnête et automatiquement, on devient riche !

On a un peu I’impression que c’est ce qui s’est passé avec l’élection du Président de la République autrichienne. C’est en s’encombrant de scrupules qu’on ferait une politique pleine de noblesse mais appauvrissant le pays. L’heure est aux réalistes et, en I’espèce, la réalité est qu’une majorité d’Autrichiens assument parfaitement un passé nazi, répugnant à une démocratie inefficiente et optant plutôt pour un Etat musclé.

C’est leur affaire. C’est la nôtre que M. Waldheim, dont il est en tout cas certain qu’il n’a pas dit toute la vérité sur sa conduite pendant la guerre, ait été Secrétaire général des Nations-Unies, lesquelles furent créées au lendemain de la guerre 40-45 pour que plus jamais le nazisme ne renaisse.  Ce qu’on sait aujourd’hui de M. Waldheim, d’aucuns le savaient quand il exerçait ses hautes fonctions à New York. Les archives étaient là, et furent consultées – mais on ne nous dit pas par qui. Pour ceux qui ne disent pas de la morale et de ces sortes de choses que “c’est bien joli tout ça, mais…” c’est le coup le plus dur peut-être porté à ce grand espoir qui naquit au lendemain de la guerre.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°343 (20 février 1998)

Pierre-Joseph Redouté, natif de Saint-Hubert (où on peut voir une fontaine construite en son honneur, avec son buste) connaissait, dit-on, les fleurs aussi bien que Linné, Ses Liliacées et ses Roses qu’il exécuta à I’aquarelle, et dont nous reproduisons une des planches en couverture de ce numéro, furent publiés de 1827 à 1833 sous le titre “en indiquant assez le caractère et la valeur“, lit-on dans le Dictionnaire Larousse du XIXème siècle (de très loin supérieur, comme le savent les amateurs, aux éditions suivantes de cet ouvrage) “Choix des plus belles fleurs prises dans différentes familles du règne végétal, de quelques branches des plus beaux fruits, groupés quelquefois et souvent animés par des insectes et des papillons“. Ce titre, a-t-on envie de dire, est l’homme même, la modestie s’y mariant avec bonheur au génie. Il y a une sorte de délicieux mystère dans ces œuvres de Redouté, surpassant de beaucoup celles d’autres peintres de fleurs contemporains, comme Van Huysum et Saint-Jean, quelle que soit leur perfection, Nul ne s’y trompe mais nul ne sait pourquoi au juste, sauf peut-être que l’amour des fleurs était, chez Redouté, si constant et si sûr que le destin, généreux comme il advient parfois, le fit mourir d’un coup dans le jardin des plantes à Paris au moment qu’il achevait, d’un pinceau aussi précis et délicat qu’une caresse, le portrait d’un rose.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°322 (7 mars 1997)

Ni l’écrivain ni l’homme n’étaient machiavéliques chez Machiavel et la misogynie de la Mandragore était peut-être plus conventionnelle que foncière. Montaigne, il est vrai, disait du Prince qu’ il “s’y trouveroit toujours à tel argument, de quoi fournir à responces, dupliques, tripliques, quadrupliques” et “une infinie contexture“.

La lettre que voici, qu’écrivait Machiavel en 1574, à son savantissime ami Vettori (qui lui avait fait le récit d’une bonne fortune) n’est en tout cas guère “machiavélique” : “Etant en ma villa, j’ai eu une aventure si agréable, si délicate, si noble par sa nature et les circonstances que je ne saurais la louer et l’aimer autant qu’elle le mérite. Je devrais, comme vous l’avez fait avec moi, vous raconter les commencements de cet amour, dans quels rets il me prit, où il les tendit et de quelle sorte ils étaient. Vous verriez que ce sont des rets d’or, tissus parmi les fleurs, tressés par Vénus, si suaves, si doux que seul un cœur malhonnête aurait pu les rompre. Je ne le voulus pas et m’y laissai prendre en sorte que les fils, tout d’abord délicats, sont devenus plus forts et se sont enfin resserrés par des nœuds qu’il n’est plus possible de briser… Qu’il vous suffise de savoir que, bien que je sois voisin de cinquante ans, je ne suis arrêté ni par les soleils, ni par les chemins sauvages, ni par l’obscurité des nuits ; toute voie me paraît droite et je m’accommode de toute habitude différente des miennes, celles même qui leur sont le plus contraires. Je me suis jeté, je le sens, dans un grand embarras mais j’éprouve tant de douceurs, soit par le bonheur de son regard merveilleux et enivrant, soit par les consolations qui éloignent le souvenir de mes douleurs, que, si je pouvais à nouveau être libre, je n’y consentirais pas. J’ai laissé de côté les pensées élevées et graves ; je n’ai plus de plaisir à lire les anciens ni à raisonner les choses modernes. Tout se borne pour moi à des conversations délicieuses dont je rends grâce à Vénus et à Chypre tout entière.

Voilà qui n’était ni duplique, triplique ou quadruplique mais d’une belle et droite contexture !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°319 (24 janvier 1997)

Le jeu de dés est certainement un des plus anciens. Pascal a calculé que parmi les trente-six combinaisons différentes du jeu à deux dés (avec trois dés, il y en aurait deux cent seize) le nombre sept est celui pour lequel il est le plus avantageux de parier, les nombres deux et douze étant les moins probables. Il tablait en l’espèce sur une table additionnant les coups :

02 03 04 05 06 07
03 04 05 06 07 08
04 05 06 07 08 09
05 06 07 08 09 10
06 07 08 09 10 11
07 08 09 10 11 12

Le 7 y est repris six fois, le 2 et le 12 une seule. Cette martingale devrait jouxter la certitude mais le hasard n’est jamais aboli par un coup de dés, comme les mallarméens le savent. On sait que le juge Bridoie assurait, dans Rabelais, qu’il n’était pas de plus sûr moyen de juger sainement d’une cause : encore convenait-il de prendre de gros ou de petits dés, selon l’importance du procès, cela allait de soi. C’est en vain que saint Louis notamment défendit de jouer aux dés. Ce ne fut qu’avec l’invention des cartes à jouer, qui nous vinrent d’Asie à la fin du XIIe siècle, que l’usage en diminua mais sans se perdre. C’est, sans doute, que les dés sont le jeu par excellence d’où découlèrent une foule de manières de les jeter, comme le passe-dix, la râfle,le quiquenove, l’espérance, le trictrac, l’oie et la partie surupte où on annonce d’avance le point qu’on veut faire, et qui désespérèrent longtemps les mères de famille humblement asservies au dé à coudre.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°318 (10 janvier 1997)

Ciel ! la terre est en chemise ! On devine ses formes, on ne les voit plus,  quelle émotion ! Qui ne se souvient d’avoir, au saut du lit, brûlant et frissonnant, le front appuyé sur le carreau glacé de la fenêtre, redécouvert le monde et sa métamorphose ? Plus de contours, rien que des formes ! Plus de détails, rien que des promesses ! Silence ! sous la neige, elle dort et palpite faiblement.

Le froid gèle les mains du faiseur de boule et, vivante, la neige brûle ses doigts. La beauté se fait chair, la forme, volupté : qu’elle est ronde la boule ! L’enfant la veut immense, plus grande que la terre, plus douce que le soleil et plus joyeuse que l’amour. L’hiver dicte sa loi qui est celle du souvenir enfoui sous la blancheur. Linceul d’acier jaillissant de sa gaine. Jeux permis et dangereux, jeux du monde transformé, réduit à la simple expression de l’unité qu’aurait un dessin d’une seule ligne onduleuse, à perte de marges. Le paysage s’agrandit sous la lumière assourdissante, yatagane, terrible. Au loin, marchant à pas menus, un merle ose laisser sa trace, une patte puis l’autre : on lui collerait cent mille francs d’amende, ivre de lumière. A quand le printemps ? siffle-t-il. Patience ! le temps doit faire son œuvre et si le grain ne meurt…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°085 (30 mai 1986)

L’arrêt rendu mardi après-midi à Bruxelles par la cour militaire, confirmant le jugement de première instance qui condamnait Olivier Dupuis à deux ans d’emprisonnement, mais en assortissant cette condamnation d’un sursis probatoire pour la moitié de la peine à la condition que l’intéressé travaille pendant deux ans au profit d’une association luttant contre la faim dans le monde, est un chef-d’œuvre dans son genre.

Confessons que nous n’avons jamais compris ce que cherchait au juste Olivier Dupuis, dont nul ne nie par ailleurs la sincérité et la générosité, en refusant tout à la fois de faire un service militaire et un service civil. La guerre, semble-t-il dire, si elle doit éclater, procédera des relations Nord-Sud, c’est-à-dire entre pays où on ne meurt pas de faim et ceux où c’est le sort d’un nombre immense. Donc, estime Olivier Dupuis, la meilleure manière de lutter contre un ennemi éventuel est de faire pression pour que les pays riches aident les pays pauvres. C’est oublier peut-être une autre problématique : le drame Nord-sud n’élude pas la tragédie Est-Ouest.

Reste que la cour militaire va au-delà des réquisitions du ministère public. Mais ce sont surtout les motifs de la décision (que nous ne manquerons pas de publier et de commenter) qui suscitent notre admiration en quelque sorte perverse. A tous les arguments de la défense tendant à récuser des juges militaires en ce que, dans une affaire pareille, ils sont à la fois juges et parties, la cour militaire trouve des réponses qui ressortissent curieusement à une tautologie. Comment des juges militaires pourraient-ils se laisser influencer, sous-entendu par les idées-mêmes qui sont à la base de leur engagement idéologique ? Leur honneur de soldat est un garant suffisant. Ils sont indépendants, comme d’ailleurs, précise I’arrêt, les juges civils, qui n’ont pas d’étiquette politique.

Tout cela a été lu imperturbablement par M. le conseiller Durant, dans un silence d’autant plus impressionnant qu’on avait I’impression qu’il aurait suffi d’un enfant, faisant une remarque naïve, pour qu’on se réveille.

Philippe Toussaint


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