Journal des procès n°279 (17 mars 1995)

Le dessin (colorié par nous) reproduit en couverture est extrait du Songe de Poliphile, chef-d’oeuvre insurpassé des livres imprimés, Alde Manuce l’édita à Venise en 1499 et on reste stupéfait de la somme de talents conjugués que représente cet in-folio de 234 pages. Le texte en est mystérieux et fascinant. On suppute que son auteur serait un Dominicain, Columna, parce qu’en assemblant les premières lettres des trente-huit chapitres on obtient la phrase Poliam Frater Franciscus Columna permavit. L’ouvrage tout entier procède de tels acrostiches, de subtilités proprement cabalistiques. Il est écrit en un italien très savant, farci de néologismes que seuls des linguistes avertis peuvent entendre.

Le Songe de Poliphile est, semble-t-il, initiatique, didactique, symbolique et, assurément, ésotérique. Ce serait une véritable Bible de l’humanisme et de la conscience aiguë qu’avaient ces humanistes de la splendeur de la vie. Il nous entraîne dans un jardin dont l’architecture et les monuments évoquent, par exemple, ceux de Bomazo, à Viterbe où on ne peut manque d’être saisi, d’une angoisse exquise et morbide, tout y paraissant si lourd de sens, mais lequel ?

On soutient parfois que Le Songe de Poliphile fut un cri de désespoir d’humanistes épouvantés de constater que la papauté s’engageait dans la voie du pouvoir temporel, changement politique qui coïncida avec les morts mystérieuses de nombre d’intellectuels aussi brillants que Pic de la Mirandole ou Ange Politien. A l’appui de cette thèse, on doit bien mettre le formidable investissement de tous ordres que représenta cette publication par le prince des éditeurs de cette époque, Alde Manuce, et que, par exemple, les nombreuses et merveilleuses illustrations de l’ouvrage furent successivement et même concomitamment attribuées au Pérugin, à Raphaël, Bellini, Carpaccio, Mantegna, Montagna et bien d’autres encore, comme si tant de génies de la pensée et des arts s’étaient unis pour lancer un cri de désespoir dont les échos ne sont plus perceptibles aujourd’hui que dans les cyclamens sauvages qui ont poussé, couleur de cernes et de lilas, aurait dit Apollinaire, au creux des rocs sculptés de Bomazo…

Philippe Toussaint


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