Journal des procès n°130 (27 mai 1988)

Ni le sentiment amoureux, ni l’amitié, c’est banalement évident, ne se commandent ni même n’ont, a priori, de raisons d’exister. Sauf  s’il s’agit de prendre un pot en passant ou de frotter ses épidermes, activité charmante mais d’un autre ordre.
” Parce que c’était lui, parce que c’était moi” disait à jamais Montaigne de l’amitié, si brève et si durable, qui l’unissait à La Boétie. De même, vingt ou trente ans plus tard, le regard échangé avec une femme debout sur un quai de gare (et justement une mèche de ses cheveux tombait sur son front) au moment où le train vous emportait pour toujours loin d’elle, resurgit. Non point par hasard mais parce que l’odeur (dont on croyait ne plus se souvenir ou qu’on avait cru ne pas remarquer) et la couleur de l’air recomposent le Temps perdu.
Si le sentiment amoureux et l’amitié commencent toujours par un coup de foudre ou une sympathie chaleureuse totalement inexplicables a priori, nous vérifions pourtant, lorsque les dieux nous ont souri et les déesses ouvert leur lit, qu’on ne s’était pas trompé. Il y aurait donc, en chacun de nous, un génie d’une promptitude foudroyante? Il recense et décèle d’abord
dans l’instant I’essence d’un être par rapport au nôtre et trace un cercle parfait autour d’une ou d’un couple, car l’amitié n’est pas I’amour. Il sait que notre vie durant, nous ne serons pas déçus l’un par l’autre.
Quels tristes imbéciles nous sommes de lui préférer les raisons de notre raison et de nous justifier d’abord, tandis que ce regard, sur le quai, réfléchissait pour nous !

Philippe Toussaint


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