Journal des procès n°320 (7 février 1997)

La miniature que nous reproduisons en couverture de ce numéro est extraite du Livre de l’Institution et de la Chose publique, ouvrage publié au XIVe siècle et dont nous ne saurions trop vous recommander l’achat si vous le trouvez dans quelque marché aux puces à un prix inférieur à un ou deux millions [de francs belges]. Ce livre qui fut acquis en son temps par presque tous les grands commerçants, c’est-à-dire par ceux qui font habituellement des actes de commerce, avait pour ambition de prémunir ses lecteurs contre les difficultés en matière de négoce dans des pays où les lois et les usages étaient particuliers. Il se lit aujourd’hui encore passionnément dans la mesure où ces lois et ces usages ne tombaient jamais du ciel mais au contraire sortaient de terre (ou des mers), correspondant à de lentes maturations qui, en définitive, font les civilisations. Dis-moi comment tu vends et comment tu acquières, je te dirai qui tu es…

Ce commerçant qui échange un sac de pièces de monnaie contre un billet qu’il glisse dans le creux de la main de son client devait non seulement avoir une preuve qu’il lui avait remis I’argent mais encore qu’il le lui avait remis selon les usages dont on sait qu’en droit commercial, ils ont toujours été d’une grande importance. Ce n’était pas une mauvaise idée peut-être d’illustrer ces choses, de les enluminer, c’est-à-dire de les éclairer par des images et ne pourrions-nous rêver de livres de droit qui, aujourd’hui encore, n’auraient pas la sécheresse de textes en quelque sorte coupés de la réalité diverse et poétique du monde, un peu comme ce demi-dieu grec qui ne retrouvait force et vigueur qu’en touchant terre !

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

AGORA XI.1 : Les professions (2005)

On célébrait, I’an dernier, les trente ans du Code des professions du Québec, la pierre d’assise du système professionnel québécois. Dans la foulée de cet anniversaire, il nous a semblé pertinent de consacrer ce second fascicule, qui inaugure le projet des Grandes études de I’Encyclopédie de I’Agora, à la question des professions.
A certains, le sujet pourrait sembler hautement spécialisé, sinon abstrait. Pourtant, à bien y penser, il est on ne peut plus concret. Les problèmes auxquels font face les professionnels nous touchent tous, à des degrés divers, en tant que travailleurs et travailleuses.
Notre intérêt fut d’autant plus vif que les professions font partie de ces réalités qui, dans le monde actuel, sont en péril. Nos sociétés, fondées sur la démocratie et le libéralisme économique, manifestent en effet une réticence
croissante à l’égard des professions. D’une part, on tolère mal le fait que des groupes particuliers comme elles se voient octroyer une partie de la puissance publique, tout en ne manifestant pas toute la transparence requise ; de l’autre, on perçoit de plus en plus négativement les monopoles qu’elles possèdent sur certaines occupations, et les entraves qu’elles causent à la libre concurrence en raison de leurs réglementations particulières.
Il aurait été dans I’air du temps de s’appesantir sur les déboires, médiatiques ou autres, des professions. Il nous a semblé plus judicieux de considérer celles-ci dans leurs potentialités positives, de prendre en compte la manière dont elles peuvent contribuer à I’humanisation de notre monde.
Dans un article intitulé L’âme des professions, qui donne le ton au numéro, Jacques Dufresne rappelle qu’elles demeurent une des rares occupations “compatibles au plus haut degré avec la bonne vie, celle qui consiste, […] selon Aristote, à se faire soi-même en faisant des choses.
On entend parler souvent, par les temps qui courent, de crise de I’identité professionnelle. Cette crise ne pourra être résolue, à notre avis, que par I’adhésion à des valeurs nourricières qu’on aura su reconnaître. Peut-être alors les professions, et les ordres qui les représentent, pourront-ils (re)devenir ces communautés morales dont parle Durkheim, susceptibles,  selon lui, de combattre l’anomie de la société moderne.

Stéphane Stapinsky & Bernard Lebleu

Le PDF intégral du magazine a été retranscrit par notre équipe et océrisé (vous pouvez en copier-coller le texte) :

Journal des procès n°507 (23 septembre 2005)

BROUILLET, André : La petite fille en rouge © DP

À quoi ou qui rêve cette petite fille peinte en rouge dans un écrin de fleurs vives par un certain André Brouillet (1857-1914) en 1895 ? Son immense chapeau lui-même évoque une corolle, par exemple celle d’un œillet, en anglais carnation, ce même mot signifiant dans notre langue la couleur de la chair. Le visage de la fillette semble être de porcelaine, semblable à celle dont étaient faites les têtes des poupées des gamines habitant les beaux quartiers de jadis. Le peintre lui a demandé de poser, cela se devine à son regard et à la manière hiératique dont elle tient son cerceau. Derrière ce regard, toutefois, l’on devine qu’il y a bien un rêve d’enfant, des images qui immobilisent le jeune modèle de l’intérieur comme le regard du peintre l’a immobilisé de l’extérieur.
Rêvons à notre tour : on peut imaginer que la petite fille est devenue d’abord une demoiselle courtisée par de riches prétendants, et qu’elle a épousé ensuite l’un d’entre eux, un officier fringant tué dans les premiers jours de la Grande Guerre.
Juste avant sa mort, le même André Brouillet aura pu peindre, posé par le même modèle, une Jeune femme en noir, dont le regard portera toute la tristesse du monde.
On ne rêve pas que de choses gaies. Si, comme l’écrit Renan, il arrive que la vérité soit triste, il en va de même du rêve. Alors que le Journal des procès tire (provisoirement, qui sait ?) sa révérence, on trouvera que le rêve qui passe dans les yeux de la petite fille en rouge était peut-être rien moins que joyeux. Mais, quoi qu’il en soit, cela ne devrait pas nous empêcher de continuer à rêver. Il ne faut jamais cesser de rêver.

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

Journal des procès n°096 (12 décembre 1986)

“Celui-là, vous le tenez. Vous le tenez à la gorge !… Vous  pouvez I’envoyer à la guillotine…”

Nous citons de mémoire les premiers mots de la plaidoirie de l’avocat Badinter, il y a quelques années, (si peu !…) pour Patrick Henry, assassin d’un jeune garçon qu’il avait enlevé pour rançonner ses parents. Crime tellement odieux que le procès n’en avait plus qu’un sens : pour ou contre la peine de mort.

Cette peine, avait plaidé Robert Badinter, et il devait tenir parole comme ministre de la Justice, sera abolie ! Quelques-uns d’entre-vous ont des enfants. Ils vous demanderont, plus tard : ‘Tu étais juré au procès de Patrick Henry ?’ et alors, vous verrez leur regard !

Chantage. Terrorisme. Infernale pression exercée sur d’honnêtes citoyens, mais la défense a tous les droits, I’horreur de la peine de mort justifie tout ! Ce chantage, ce terrorisme, pourtant, aujourd’hui se retournent. Au procès d’Action directe, à Paris, l’un des accusés menace de mort jurés et magistrats, paralysant la Justice, chaque juré – qui pourrait exiger d’eux un courage civique proche de l’héroïsme ? – s’éclipsant.

On ne reconnaît plus l’arbre à ses fruits. Le ver est dans tous les fruits quand on adopte certaines méthodes.

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

Journal des procès n°317 (27 décembre 1996)

Voici venu le temps des baisers, donnés on dérobés, jamais volés, baisers de l’an toujours nouveau que cette enluminure du XIIIe siècle nous restitue et nous annonce tout à la fois. Rien n’a changé, ni la fringante ardeur de qui donne ou dérobe, ni la réserve étonnée mais non surprise de la dame, ni le regard réprobateur de la vioque (il y a aussi des viocs !) dont on peut s’amuser à deviner ce qu’elle confie à sa voisine. Est-ce : “Il aurait pu se raser de plus près !” ou “Mais ma parole, il bande !“, ou encore : “Moi qui vous cause, les hommes, je sais ce qu’en vaut l’Aune !” ?

Nos souhaits aux lecteurs du Journal des procès s’inspireront de cette belle image (censée représenter Sainte Hélène qui aurait été une fille d’auberge, pour qui le père de l’empereur Constantin appéta vivement, l’épousant sur l’heure après lui avoir fait troquer le coutil contre du brocart, et lui faisant dare-darc un joli petit enfant, lequel… Voyez les Bollandistes !)

Embrassez-vous, embrassez-vous, il en restera toujours quelque chose de supérieurement estimable ! Ne craignez point les regards de ceux que vitupérait avec tant de raison Georges Brassens, car les baisers donnent immanquablement une petite gueule bien sympathique…

C’est l’époque, c’est l’heure, c’est l’instant où les rois mages n’apportent pas seulement de l’or, de la myrrhe et de l’encens, toutes choses périssables et négligeables, mais une hotte de baisers donnés ou dérobés : échangés, c’est encore mieux !

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

Journal des procès n°313 (1 novembre 1996)

Rien n’est plus beau que la façade de la Badia Fiesolana, cette ancienne abbaye bénédictine romane de marbres blancs, gris et verts, à quelques kilomètres de Florence, devenue aujourd’hui le siège de I’Université européenne. L’équilibre de cette construction est fascinant car complexe. Ce n’est pas par hasard, par exemple, que dans le deuxième rectangle, à gauche, au niveau supérieur, se trouve un croissant de marbre vert, d’un vert qu’aucune reproduction ne trahit et comme on n’en trouve, je crois, qu’à Prato. A première vue, ce croissant est insolite, voire importun, tandis qu’il avertit en quelque sorte, comme parfois certaine note de musique longtemps gardée au début d’un morceau d’orchestre, isolée et initiatique. Ce croissant vert met l’accent sur le jeu des couleurs de la façade et sur le rythme d’autant plus savant qu’on le prendrait d’abord pour simple, presque enfantin, au lieu qu’il est possible de méditer devant la Badia Fiesolana jusqu’à se saouler de sa beauté, comme d’un poème mystérieux (tous les grands poèmes le sont) ou d’une musique, d’une mélodie qui, pour Lévi-Strauss, est l’ultime clef de l’homme.

Il suffit ensuite de faire quelques pas pour aller faire l’amour avec sa belle dans les fourrés, non sans découvrir de ces hauteurs de Fiesole, la vallée de l’Arno, la ville de Florence, la chaîne des Apennins et, dans le lointain, les montagnes de Carare. En un mot, là où il faisait si bon prendre ses vacances quand ce n’êtait pas encore hors de prix.

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

Journal des procès n°341 (29 janvier 1998)

La gravure que nous reproduisons en couverture nous montre deux manières qu’on avait de procéder autrefois à l’épreuve de l’eau. On dépouillait l’homme ou la femme suspectés d’un crime, on leur liait le pied droit à la main gauche et le pied gauche à la main droite ; on les jetait alors dans un tonneau rempli d’eau ou dans une rivière. S’ils allaient au fond, ils étaient reconnus innocents (et on les repêchait) mais s’ils ne s’enfonçaient pas, ils étaient réputés coupables.

“Cela fe faifoit” lit-on chez un vieil auteur “devant bien du monde ; & l’on ne peut raisonnablement douter des faits rapportez, comme ils le font, par un grand nombre d’Auteurs. Il n’y a pas lieu non plus de douter, fi l’effet était naturel, ou non. On convenoit, & il eft affez évident, qu’il y avoit du surnaturel dans l’expérience. Lors qu’un homme étoit éprouvé pour plufieurs crimes, dont il était soupçonné, on le voyoit tantôt s’enfoncer dans l’eau, & tantôt furnager, felon qu’il étoit innocent ou coupable de ces diverfes fautes ; c’eft pourquoi on réiteroit plufieurs fois l’épreuve (…) On voyoit des perfonnes qui fçachant qu’elles enfonçoient dans l’eau, fe préfentoient hardiment à l’épreuve, & fe trouvoient enfuite bien furprifes, de fe voir demeurer fur l’eau malgré qu’elles en euffent.”

On prenait donc Dieu à témoin : Il n’allait tout de même pas permettre qu’un innocent surnage ! Dans le même temps, on était parfois bien ennuyé. Une femme dont les preuves avaient été rapportées qu’elle avait empoisonné plusieurs personnes, condamnée à être jetée dans une rivière, une corde au cou et au bout de la corde une grosse pierre, surnagea tranquillement, en sorte que I’exécution se transforma en épreuve et qu’elle fut proclamée innocente, comme on peut le lire dans un manuscrit du douzième siècle de l’église de Laon, qui parle tout uniment d’une preuve qui se fit “Juridiquement & devant le monde.” Savoir si le juridique et la publicité font paroles d’Évangile ?

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

Journal des procès n°330 (27 juin 1997)

Dans ce petit groupe que nous formons, nous savons que sa qualité d’angle était la simplicité. Ce grand esprit qui s’est éteint, ce cœur qui a cessé de battre n’attachaient nulle importance à ce qui anime si souvent ceux que pourtant il ne méprisait pas, parce qu’il ne méprisait personne. L’humour était son arme, mais si supérieurement réservé qu’on ne pouvait en prendre ombrage.

Il serait superflu de dire à quel point nous mesurons notre perte et que notre société civile, politique, savante devrait se souvenir amèrement que celui qui fut un des plus écoutés ne fut presque jamais entendu. Ce n’est pas l’objet de cette brève méditation mais plutôt que Robert Henrion hissait ses interlocuteurs au-dessus d’eux-mêmes, leur indiquait ce qu’ils pourraient être s’ils en avaient le courage, la générosité, la lucidité. Quoi d’autre, sinon l’amour de son épouse, Marlise, de sa fille, de ses fils, et cette éternelle sauvegarde, le travail ?

Sa mort, peu le savent, fut un exemple de dignité, de tendresse aussi, l’une n’allant pas sans l’autre. Secoué d’une poigne de fer par le mal, il conservait sur son lit d’hôpital la grandeur d’un homme dont l’existence avait un impératif absolu : élaguer, élaguer ce qui est vanité. Dur combat que le doute n’effleura point : jusqu’à la fin, il souriait.

Il n’aurait eu ni le goût ni même peut-être la patience que nous le lui disions, mais sans lui Le Journal des procès ne serait pas, ou ne serait que sa caricature. Il en fut tout de suite le président d’honneur et le collaborateur assidu, ne compta ni son aide, de toute nature, ni son engagement. Ne demandant jamais rien, exigeant moins encore, il nous hissait, nous aussi, au-dessus de nous-mêmes par les moyens les plus puissants parce que les plus discrets, un silence comme hésitant, une infime inflexion de voix…

Nous le verrons et l’entendrons ici jusqu’à ce que la plume nous tombe des mains.

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

Journal des procès n°192 (5 avril 1991)

Comme chaque année à la même époque, nous sommes tous complètement crevés ! C’est évidemment le changement d’heure. On a, parait-il, publié des études fouillées sur les avantages et désavantages économiques : ce serait kif-kif. Donc on ne change pas, défaire étant encore travailler.

Côté non-marchand de la chose néanmoins, les plaintes sont unanimes. Deux fois par an, nous sommes tous crevés et faut-il insister sur le sort malheureux des fermiers qui ne parviennent pas à mettre dans la tête de leurs vaches et de leurs poules que le gouvernement a décidé qu’il serait une heure plus tôt ou plus tard ?

Ce phénomène social de l’heure d’été et de I’heure d’hiver n’eut peut-être qu’un équivalent en Europe et c’est que la terre, tout-à-coup, était ronde, qu’elle tournait sur elle-même et autour du soleil tandis qu’on la croyait fixe ! Il nous serait certainement impossible d’imaginer à quel point, au début du XVIIe siècle, quand les démonstrations de Galilée se vulgarisèrent, grâce à son admirable “Dialogue sur les deux grands systèmes du monde“, les gens furent perturbés – si nous n’en avions un bon témoin, qui est l’art baroque et l’immense inquiétude qui le nourrissait.

Au moins Galilée, et avant lui Copernic, avaient-ils raison, scientifiquement. Quand on voit le soleil se coucher ou se lever, notre raison nous redresse, comme pour le bâton qui paraît brisé dans l’eau, et nous enseigne que c’est nous qui, en réalité, tournons.

Mais l’heure d’été, ou l’heure d’hiver ? Quelle science les dicte, en quoi seraient-elles vraies ou fausses ? Seulement pratiques ou encombrantes,  seulement une question de sous. Si on en finissait une bonne fois? Comme disait l’adjudant : “L’heure, c’est l’heure.” Grande sagesse dans cette frêle cervelle…

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…

Journal des procès n°123 (19 février 1988)

Ce numéro du Journal des procès est un peu cul par dessus tête. C’est la faute à Duplat ! L’ordonnance du président du tribunal de commerce de Bruxelles, que nous publions quasi in extenso, est en effet très longue mais non point trop. Nos lecteurs, qu’il soient ou non juristes, y apprendront sans doute plus sur cette affaire de la Société Générale (de Belgique) que les commentaires qu’ils ont pu lire ou entendre ne le firent. Comme le raisonnement avance ! Que la démonstration est claire et rigoureuse ! Il n’est pas indifférent de se rappeler que ce texte a pourtant été écrit sous pression, comme toujours lorsqu’il s’agit d’un référé. Nous avons  sous les yeux le manuscrit (en photocopie), de la deuxième ordonnance que rendit M. Duplat, le 19 janvier dernier, dans la même affaire (voir Joumal des procès n°122). Il est frappant de constater qu’il ne comporte presque aucune rature. Le conseil de la S.A. CERUS avait été entendu par M. Duplat “entre 21 heures et 22h30.” Après quoi, M. Duplat se mit au travail. A une heure du matin, l’ordonnance était rédigée, “la présente minute étant remise à la requérante le 19 janvier 1988 à 7 h. 15.
Chapeau, Monsieur !

Philippe Toussaint


Cliquez ici pour retourner à la page-mère du Journal des procès…