Journal des procès n°122 (5 février 1988)

De même que la fortune d’un marchand de moutarde se fait moins sur ce qu’on en mange que sur ce qu’on laisse sur le bord de son assiette, car on en prend toujours trop, les informations intéressantes ne sont qu’une petite partie de celles qu’on nous livre. Dans le formidable flux de nouvelles, la perle perd son orient, pour deux raisons.

La première est qu’à vouloir tout dire, on noie I’important dans un salmigondis de faits divers pittoresques et de faits de société à peine significatifs. La seconde raison est que certaines informations sont redoutables lorsqu’on est seul à y mettre I’accent. L’audace n’est plus neutralisée par le nombre ni la voix soutenue par le chœur. Le journaliste sera tenté de faire de l’auto-censure dont Benjamin Constant remarquait déjà que c’était le péril le plus à craindre, car si I’on peut supprimer la censure, comment obliger les journaux de parler ? Dans cette presse qui a changé de mains depuis quelques années, on ne censure pas, ou peu : c’est inutile.

Les bons journaux se soucient peut-être moins  d’être les premiers (souvent de si peu !) sur la balle que de revenir sur entre-filets. En somme, ils se servent parcimonieusement de moutarde, mais ils la mangent sans en laisser une miette – ce qui n’enrichit pas les marchands.

Philippe Toussaint


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