Journal des procès n°029 (25 novembre 1983)

Le temps use, c’est sa manière. Il use et donc il change. Il suffit, pour ruiner  un être, un pays, une institution, de ne rien faire, de laisser aller. Le silence, dont parlait Roland Barthes, est l’arme la plus redoutable car elle est sans parade.
En Belgique, la seule chose dont on puisse être absolument certain, à propos d’une situation à laquelle on doit faire face, et qui, toujours, est le résultat d’un lent pourrissement, est qu’on ne prendra pas de décision. Le frigo déborde… Ainsi, en sommes-nous venus, si j’ose dire, à ne plus nous ressembler. Quelles que soient les dates de référence, même en les choisissant dans un passé très proche, c’est comme s’il s’agissait de très vieux souvenirs, presque d’une autre époque, voire d’un autre monde. Nous ne sommes, simple exemple, ni communautarisés ni unis, nous sommes désunis (pas séparés, désunis} et disposés, ah pour ça oui ! à nous faire tous les coups en vache possibles. Mais personne ne franchit aucun Rubicon. Nous avons un avenir mais pas de projet.
J’ai été très frappé par le discours de rentrée qu’a prononcé, au Jeune Barreau de Liège, Me Bours, discours dont on trouvera de larges extraits en page *** Un mot y apparaît très vite : celui d’angoisse et il me semble qu’il survole tout l’exposé
Il y a beaucoup à dire sur l’angoisse, et d’abord naturellement qu’elle est irrationnelle, qu’elle ne procède apparemment de rien de particulier C’est un état. On en change, nul ne sait jamais quand ni comment, mais on n’en guérit pas.
Que la Belgique ait été mal gouvernée pendant et depuis les années soixante, si prospères, que l’imprévoyance démagogique y ait été poussée plus loin qu’ailleurs en sorte que nous nous retrouvons exsangues, ce n’est pas douteux – encre que nul ne paraisse se soucier de le reconnaître dans les meetings, chacun se sentant morveux probablement. Mais enfin, le crise n’est pas seulement belge et l’angoisse n’est pas notre lot exclusif.
– Nous en venons à l’âge du fondamental, dit à peu près un des héros de l’Espoir de Malraux.
Echo e la phrase prononcée par un des frères Karamazof : Si Dieu n’existe pas, tout est permis !
Des millions d’hommes et de femmes manifestent dans toutes les villes d’Europe contre l’implantation de missiles. C’est un phénomène qu’aucun parti politique, vieux réflexe, ne saurait éluder. On mobilise donc les Etats-Majors de partis pour s’entre-expliquer qu’on a tort ou raison, à moitié tort, à moitié raison, que les pacifistes sont à l’ouest mais les missiles à l’est, que mieux vaut être rouge que mort ou qu’on ne veut être ni rouge ni mort. C’est dérisoirement en-deçà de l’angoisse.
Elle suinte de partout. Aucune dialectique n’a prise sur elle. De quelque côté qu’on se tourne, elle est là.
Perdre son emploi peut être une épreuve de courage, l’occasion d’un renouveau. Arrive pourtant un moment où trop de gens se retrouvent au chômage et où, renversant l’ordre des choses, c’est avoir un emploi qui deviendra exceptionnel, privilège qui paraîtra nécessairement odieux. Quelles luttes de classes on nous prépare !
Les fonctionnaires ont la garantie d’emploi, mais qui pourrait être sûr que ce sera vrai longtemps encore ? Le gouvernement hollandais, qui n’a point accoutumée de rêver et de se payer de mots, a décidé de diminuer les traitements des fonctionnaires de 3,5%. Des gréves (perlées) ont éclaté qui, si inhabituelles qu’elles soient là-bas, ne menacent pas vraiment le pouvoir. Les Hollandais savent trop que c’est ça ou des licenciements. Leurs ministres le leur ont clairement dit à la télévision et dans les journaux. Ils savent même qu’en réalité, ce seront et des diminutions de traitements et des licenciements. C’est la précarisation de toutes les garanties auxquelles ont croyait dur comme fer il n’y a pas si longtemps.

Philippe Toussaint


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