Journal des procès n°027 (28 octobre 1983)

Peut-être n’y a-t-il rien de plus important, et de très loin, que l’affaire du Westland New Post – mais comment le savoir au juste ? Il s’agit, comme on sait, d’une milice regroupant une série d’individus d’extrême-droite dont le plus cher désir est probablement d’envoyer dinguer la démocratie en Belgique et ailleurs. C’est leur droit de professer ainsi des nostalgies hitlériennes, mais ce droit ne va naturellement pas jusqu’à des actes concrets de déstabilisation du régime et, à la limite, du coup d’Etat.
On a toujours l’air de divaguer un peu quand on envisage de telles choses. A quoi va-t-on penser là ? Est-ce que la Belgique a l’air, malgré les difficultés de tous ordres auxquelles on tente de faire face vaille que vaille, d’être sur le point de basculer dans une aventure de style fasciste ? Ne nous excitons pas, bonnes gens…
L’ennui, c’est qu’on a presque toujours dit ça les 17 Brumaire ! Six heures avant que les tanks des colonels grecs n’investissent Athènes, les braves gens s’étaient endormis le cœur tranquille.
Le fait est que la crise commence à faire très mal à une série de personnes qu’en somme elle n’avait guère touché jusqu’à présent. Il n’y a plus que les cinq cent mille chômeurs, il y a une série de ‘classes moyennes’ pour qui cette crise devient insupportable. Voilà qui est infiniment plus périlleux.
Est-elle bien défendue au moins, la démocratie ? Pas sûr. Ce qu’on apprend depuis quelque temps est de nature à laisser, d’abord pantois, ensuite fort inquiet. Tout se passe comme si les hauts-lieux de secrets qui devraient être les mieux gardés, secrets militaires notamment, étaient bien mal protégés. L’arrestation, fortuite (à l’occasion d’une bagarre), d’un certain personnage a permis d’apprendre que des télex avaient été volés à l’Etat-major d’Evere. Le Ministère de la Défense a fait savoir qu’il s’agissait en réalité de documents d’une importance médiocre, mais comment ne pas penser que c’est ce qu’on dit toujours, le point important étant peut-être aussi bien que ces fuites aient été possibles et qu’on aie déjà inculpé à ce sujet un certain nombre de militaires. Jusqu’où ces complicités, ces infiltrations ont-elles été ?
On apprend beaucoup d’autres choses encore. Un dossier aurait été constitué, pour compte d’un journaliste arabe, M. Faez Al Ajjaz, avec l’aide de fonctionnaires du Département des Relations extérieures et de membres de la Sûreté : voilà tout au moins ce qui s’étale dans les journaux. M. Faez Al Ajjaz n’est pas tout à fait un inconnu. Il eut, il y a quelque temps, des déboires : c’est sa voiture qui fut volée par ceux qui organisèrent un attentat contre le major Vernaillen. Souvenez-vous, le major Vernaillen, qui fut grièvement blessé chez lui par une rafale de fusil-mitrailleur tirée à travers la porte vitrée, était l’un des hommes-clé de la lutte anti-drogue en Belgique. Curieux cocktail…
Que l’on sache, l’enquête piétine au sujet de cet attentat qui n’était pourtant point banal. Car enfin, si on se met à organiser des tentatives d’assassinat d’officiers supérieurs de la gendarmerie, nous sommes très largement au-delà de la criminalité ordinaire ! Or il faut insister sur le fait que le major Vernaillen en savait et en sait donc toujours long sur le trafic de drogue et, dès lors, sur tout ce qui s’y rattache.
La presse nous apprend encore beaucoup d’autres choses à propos du Westland New Post. Un commissaire de la Sûreté instruisait, drillait, enseignait – quel mot faut-il choisir au juste, des membres de ce mouvement. Le ministre de la Justice a déclaré à ce sujet qu’il était en mission d’infiltration. Notre confrère De Morgen fait remarquer fort justement que ce n’est guère le travail d’un commissaire qui n’a pas vocation à mettre la main à la pâte, à exécuter pareilles missions, qu’il organiserait plut6t le cas échéant. Et René Haquin renchérit tout aussi justement dans Le Soir qu’il est de règle à la Sûreté de ne jamais s’infiltrer soi-même mais de s’informer par des tiers qu’on infiltre – ce qui peut paraitre élémentaire en effet.
L’individu arrêté en août dernier, à l’occasion d’une bagarre, est soupçonné d’avoir perpétré un double assassinat, à Anderlecht, assassinat sur lequel la police judiciaire n’avait jusqu’alors aucune lumière. Une seconde personne a été inculpée de ce chef, ainsi que du vol de télex de l’O.T.A.N. Alors question que la presse formule : des membres de la Sûreté étaient-ils au courant de crimes perpétrés par ceux-là-mêmes qu’ils infiltraient et jusqu’où cela allait-il ?
La Sûreté, institution mystérieuse par vocation, contrôlée seulement par le ministre de la Justice fonctionne-t-elle bien ? Le ministre de la Justice est-il capable de la surveiller ? Ou est-il amené, presque par la force des choses à faire entière confiance à son administrateur général ? “qui veille sur le Prince, quand il dort ?” demandait, il y a longtemps, La Boétie…
On a toujours l’air de divaguer un peu quand on envisage certaines choses dans un petit pays aussi tranquille que la Belgique. Est-ce que la seule manière de nous rassurer pourtant ne serait pas qu’on nous dise clairement ce qui est vrai et ce qui est faux, et que les cinq ministres concernés par l’affaire du Westland New Post sortent d’une réserve qui alimente en réalité toutes sortes de suppositions plus affolantes les unes que les autres ? Du trafic de drogµe aux activités du Westland New Post, il n’y a pas moins de distance en somme que du vol des télex de l’O.T.A.N. aux crimes du Brabant wallon. Comment savoir autrement, M. de La Palice l’eût dit, que par ceux qui savent ou devraient savoir, si cette affaire n’est pas, de très loin, ce qu’il y a de plus important ?

Philippe Toussaint


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