Journal des procès n°101 (20 février 1987)

Quand La Fontaine écrit que d’un magistrat ignorant, c’est la robe qu’on salue, faut-il entendre que quoique fasse ou dise un magistrat, nous lui devons révérence ou, plutôt, que la robe, symbole de la Justice, est en soi respectable, indépendamment de celui qui la porte? C’est une querelle ancienne qu’on cherche d’aventure aux journalistes, qu’ils soient informateurs ou chroniqueurs judiciaires, les uns parlant des affaires avant le procès, les autres pendant ou après. Des juges, des représentants du ministère public s’indignent qu’on critique, qu’on désapprouve un jugement ou un réquisitoire; ils ne laissent pas de souligner qu’ils sont quant à eux tenus par leur devoir de réserve et cela sous-entend qu’il y aurait quelque chose de lâche à s’en prendre à des personnes qui ne peuvent pas répondre, ni partant se justifier, ce qui serait au demeurant au-dessous de la dignité d’un magistrat. C’était I’un des thèmes du discours qu’a prononcé à Paris le nouveau président du tribunal.
La vérité est peut-être subtile. s’il est exact que jamais un magistrat n’enverra un droit de réponse, par exemple, à un journal, au sujet d’une critique qu’on y aurait fait de la manière dont il exerce ses fonctions de magistrat, la rumeur est tôt rapportée au journaliste que l’intéressé est fâché, ou même furieux et rien n’est plus simple alors pour le journaliste que de prendre conseil, de se livrer à une petite enquête, de vérifier s’il n’a pas écrit un peu vite, un peu légèrement, et s’il y a lieu de rectifier, spontanément. C’est ce que l’auteur de ces lignes a fait parfois. Le plus déplorable en tout cas serait que le devoir de réserve des magistrats commande une admiration de principe pour tout ce que font ou disent les magistrats, soit même une abstention rigoureuse sur le plan critique. Nous n’avons pas le sentiment au Journal des procès, où le franc-parler est cependant de mise, que les juges ne sont point conscients qu’il est souhaitable qu’on parle de leurs jugements, en bien ou en mal, avec toutes les nuances – du moment qu’on le fait honnêtement, au sens où l’on parlait au XVIIIe siècle de l’honnête homme. Comme Dieu, la Justice a grand besoin des hommes !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°100 (6 février 1987)

Le Traité du reflet, d’Alain de Thoran, n’est pas un livre à mettre en toutes les mains ; il risquerait de passer pour un ouvrage sur les miroirs, comme l’égotisme de Stendhal pour de l’égoïsme.
Nous aimons bien parler de ce petit et vaste traité dans le centième numéro du Journal des procès parce que les arcanes secrets des reflets ont une parenté avec sa dégaine. Après tout, ce n’est pas un hasard si le titre de la chronique de Suzanne De Staercke, Le poids des choses légères est un emprunt (consenti) à un poème d’Alain Bosquet de Thoran. Nous voulons, par le biais du judiciaire et du juridique, être un reflet de société, image tout-à-la-fois fidèle et où l’on met du sien. Savez-vous ce qu’est une mise en abyme (bâtard du reflet ? demande l’auteur) ? Une dame se regarde en photo se regardant en photo, photo sur laquelle…
Ce n’est pas un jeu de miroir, car le vertige est concerté et en même temps fruit du hasard, des circonstances, d’une haleine sur la surface de l’eau.
Bachelard disait que le reflet corrige le réel : il en fait tomber les bavures et les misères. Ecrire, décrire, c’est refléter mais le média(tiseur) n’est point miroir. ll réfléchit au double sens du mot, l’un ruinant I’autre, le complétant, y ajoutant, en retranchant. “Oui, je vous le disais : le reflet, c’est l’art même !” conclut Alain Bosquet de Thoran. Et Valéry: “Le poète n’a pas pour but de communiquer une pensée, mais de faire naître en autrui l’état émotif auquel une pensée analogue (mais non identique) à la sienne convient.” Ce programme pourrait ne pas être seulement celui du poète mais qui fera la différence entre un procès et notre histoire, comme une vision qui brusquement s’allume et disparaît ?
Le Traité du reflet, Thème et variations, d’Alain Bosquet de Thoran, aux éditions Jacques Antoine est à mettre entre toutes les mains des lecteurs du Journal des procès.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°097 (26 décembre 1986)

Chères Lectrices, chers Lecteurs,
En ce beau jour de la nouvelle année, nous mettons la main à la plume pour vous souhaiter bien sincèrement de rester, ni plus ni moins, ce que vous êtes. Nous vous le souhaitons, nous nous le souhaitons aussi d’un cœur égal : que serions-nous si vous n’étiez ce que vous êtes, c’est à dire amicaux ?
Il est clair que le Journal des procès ne devrait pas exister si les choses et les êtres étaient comme on voudrait qu’ils fussent. Il est même prodigieusement agaçant, pour la plupart de ceux qui, en leur simple langage, s’appellent des décideurs, que nous poussions l’impertinence – dont Astyanax vous dira qu’elle est une pertinence exagérée – jusqu’à croître. Comble de la sédition, voici un journal sérieux ne participant point de l’esprit de sérieux et allant jusqu’à ne pas prendre ses lecteurs pour des imbéciles ni pour des brutes. Tous les calculs sont renversés, le roi serait-il tout nu ?
Souffrez qu’en ce beau jour de la nouvelle année, nous vous retournions enfin les compliments que vous ne ratez aucune occasion de nous faire. N’en prenons pas moins la ferme résolution, humbles mais fiers de l’être, de nous améliorer, ce qui reste un vaste programme !
Chères Lectrices, chers Lecteurs,
En ce beau jour de la nouvelle année, dont vous savez qu’il est le signal que le grand pourrissement d’automne est terminé et que, sous la couche de glace translucide, la vie sourd déjà, acceptez ces premières fleurs des jardins et des bois, celles des noisetiers, discrètes mais sûre promesse d’amandes point amères…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°094 (14 novembre 1986)

La fondation Willy Peers et la Ligue des droits de I’Homme ont organisé, vendredi et samedi derniers, à I’U.L.B. un colloque sur la détention préventive et l’exclusion sociale. On y a entendu deux sortes de gens : ceux qui subissent et ceux qui savent, ou croient savoir. Les uns nous ont montré que le scandale de la détention préventive n’est pas seulement dans sa fréquence mais dans la manière, les contingences, et que I’exclusion sociale représente de plus en plus une véritable “détention sociale”. Les autres ont expliqué qu’il y aurait moyen, qu’il devrait y avoir moyen de réduire ces injustices, mais…
Le dérapage est, en tout cas, de plus en plus effrayant. Les détentions préventives qui ne devraient exister qu’en cas de circonstances graves et exceptionnelles sont l’ordinaire et la belle idée selon quoi les C.P.A.S. diffèrent des anciennes C.A.P. en ce qu’il ne s’agit plus d’une charité mais d’un droit, débouche sur des soupes populaires.
Tout se passe comme si on luttait contre I’impossible et que la crise ne permettait plus d’être en accord avec les principes, si solennellement proclamés qu’ils soient. ll y aura de plus en plus de personnes détenues préventivement qui ne devraient évidemment pas l’être et de plus en plus de pauvres à qui on viendra de moins en moins en aide jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour s’aviser enfin que gouverner implique d’autres qualités que celles de comptables, sauf à ce que tout bascule.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°093 (31 octobre 1986)

Ce numéro du Journal des procès est à nouveau perturbé par l’actualité ! ll y a l’affaire Happart : nous sommes reconnaissants à Robert Senelle, éminent juriste flamand, de nous avoir donné un article, rien n’étant plus souhaitable en I’espèce que de pouvoir lire dans un journal francophone pareille analyse, quelles que soient les conclusions qu’on puisse en tirer, en connaissance réelle de cause.
Nous publions par ailleurs un important arrêt en matière de liberté d’expression qui, comme tous ceux de la Cour européenne des droits de I’Homme, est fort long. Le moyen toutefois d’y pratiquer des coupes sombres sans le dénaturer ? Nous avons choisi d’y consacrer une bonne partie de ce numéro, ainsi qu’au commentaire nourri du professeur Hanotiau, ne voulant pas informer à moitié…
Voilà qui explique que nous ayons été contraints de reporter encore la publication d’autres articles, notamment la suite du Discours du juge Goth de F. Ringart et aussi de la bande dessinée juridique de Damien Moreau ! Enfin, de ne pas consacrer ce billet d’humeur à M. Bokassa, illustration allégorique de la phrase fameuse selon quoi le pouvoir rend fou, et le pouvoir absolu, absolument fou. ll faut ajouter que ce n’est point sans l’aveu de différents gouvernements que des Bokassa ont pu, peuvent encore bafouer monstrueusement les droits de I’Homme.
Quarante ans après Nurenberg, nul ne veut s’aviser que les crimes contre I’Humanité sont imprescriptibles et que la compétence est universelle. ll est tellement plus simple de faire l’autruche et d’envoyer ces gens-là, ou de les laisser aller, se faire pendre ailleurs…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°092 (17 octobre 1986)

L’affaire Happart bouleverse tout, y compris Le Journal des procès ! Nous aurions évidemment manqué à notre mission si nous n’avions donné un dossier nourri d’analyses juridiques des arrêts de la 4e chambre flamande du Conseil d’Etat ! Notre dossier est pourtant incomplet puisqu’il y manque des analyses de juristes flamands. Diverses difficultés se sont présentées à cet égard, parfois significatives peut-être. L’une des personnalités avec qui nous avions pris contact, après avoir demandé à réfléchir, a préféré s’abstenir, redoutant le contexte politique où se meut cette affaire ! Un autre juriste nous a demandé (légitimement) un délai. Nous reviendrons donc dans notre prochain numéro sur I’affaire Happart avec, notamment, des articles de juristes flamands, et non des moindres !
Nous avons été contraints, pour le numéro du Journal des procès, à renoncer à publier :
1) une “Libre Opinion” de Mme Lise Thiry, sénateur socialiste, sur les dangers réels que présente la radioactivité, notamment après Tchernobyl, et sur les mesures qu’il conviendrait de prendre ;
2) l’arrêt en cause Lingens de la Cour européenne des droits de I’Homme avec un commentaire du professeur Hanotiau ;
3) la suite des réflexions de M. Robert-M. Legros sur la notion de droits de I’Homme ;
4) “Le cri des hommes” ;
5) Justice au passé… Tous ces articles paraîtront naturellement dès que possible…
Enfin, nous espérons vous présenter, dès le prochain numéro, une bande dessinée juridique, à notre avis de grande qualité : la merveilleuse histoire de 1382 cciv. au pays des articles, par Damien Moreau !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°090 (19 septembre 1986)

Terrorisme

Retour des U.S.A. où il a rencontré des dirigeants du F.B.I. et diverses personnalités qui arrêtent la politique américaine de lutte contre le terrorisme, Jean Gol paraît être convaincu que la bonne méthode ne consiste pas à organiser de vastes opérations policières (Mammouth avoué est à moitié pardonné…) mais plutôt à pratiquer l’infiltration et le renseignement, en collaboration étroite avec des pays amis qui sont également la cible du terrorisme. Bref une police scientifique et discrète.

Au même moment, sous l’emprise d’épouvantables attentats, M. Chirac annonce une série de mesures spectaculaires. Tous les étrangers pénétrant en France, à l’exception des ressortissants de la C.E.E. et de la Suisse, devront exhiber un visa. Par exemple des citoyens américains, canadiens, suédois, japonais ! Par ailleurs, l’armée française a été déployée le long des frontières.

N’est-ce pas tomber dans le piège du terrorisme, d’où qu’il vienne ? On crée un climat de panique menant tout droit à la xénophobie, au racisme, à toutes ces sortes de choses que la peur engendre. Le terrorisme appelle trop évidemment des réactions efficaces, qui ne sont pas faciles à prendre ni même parfois à concevoir. Convient-il pour autant d’avoir l’air de faire quelque chose pour faire quelque chose ? L’attentat de la préfecture de police de Paris, l’un des lieux du monde les mieux surveillés et gardés montre assez tragiquement sans doute que nous risquons d’aller vers une escalade qu’aucune mobilisation de masse ne saurait endiguer, au contraire. Un ordinateur bien nourri de renseignements et une police ayant les moyens scientifiques nécessaires feraient bien plus, et mieux.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°089 (5 septembre 1986)

Lamartine écrivit, pour chacun de ses poèmes, des commentaires dont celui-ci à propos de son poème intitulé tout unîment : Dieu.

Ce texte offre, nous semble-t-il, un exemple quasi parfait de ce qu’on a appelé parfois le scandale de la littérature, l’aura des mots suppléant en quelque sorte à la pensée et nous restituant moins des idées qu’un sentiment. C’est la saison de la publier : retour de vacances, il permet pour nombre d’entre nous, d’établir une comparaison avec l’autoroute du Midi et le tourisme organisé…

“J’avais connu M. de Lamennais par son Essai sur l’Indifférence. (…) Je m’attachais peu aux arguments, qui me paraissaient faibles ; mais l’argumentation me ravissait. (.. .) J’avais besoin d’épancher mon admiration. Je ne pouvais le faire qu’en m’élevant au sujet le plus haut de la pensée humaine, Dieu. J’écrivis ces vers en retournant seul à cheval de Paris à Chambéry, par de belles et longues journées du mois de mai. Je n’avais ni papier, ni crayon, ni plume. Tout se gravait dans ma mémoire à mesure que tout sortait de mon cœur et de mon imagination. La solitude et le silence des grandes routes à une certaine distance de Paris, l’aspect de la nature et du ciel, la splendeur de la saison, ce sentiment de voluptueux frisson que j’ai toujours éprouvé en quittant te tumulte d’une grande capitale pour |e replonger dans l’air muet, profond et limpide des grands horizons, tout semblable, pour mon âme, à ce frisson qui saisit et raffermit les nerfs quand on se plonge pour nager dans les vagues bleues et fraîches de la Méditerranée ; enfin, le pas cadencé de mon cheval, qui berçait ma pensée comme mon corps, tout cela m’aidait à rêver, à contempler, à penser, à chanter… En arrivant, le soir, au cabaret de village où je m’arrêtais ordinairement pour passer la nuit, et après avoir donné l’avoine, le seau d’eau du puits, et étendu la  paille de sa litière à mon cheval, que j’aimais mieux encore que mes vers, je demandais une plume et du papier à mon hôtesse, et j’écrivais ce que j’avais composé dans la journée. En arrivant à Ursy, dans les bois de la haute Bourgogne, au château de mon oncle, l’abbé de Lamartine, mes vers étaient terminés.”

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°029 (25 novembre 1983)

Le temps use, c’est sa manière. Il use et donc il change. Il suffit, pour ruiner  un être, un pays, une institution, de ne rien faire, de laisser aller. Le silence, dont parlait Roland Barthes, est l’arme la plus redoutable car elle est sans parade.
En Belgique, la seule chose dont on puisse être absolument certain, à propos d’une situation à laquelle on doit faire face, et qui, toujours, est le résultat d’un lent pourrissement, est qu’on ne prendra pas de décision. Le frigo déborde… Ainsi, en sommes-nous venus, si j’ose dire, à ne plus nous ressembler. Quelles que soient les dates de référence, même en les choisissant dans un passé très proche, c’est comme s’il s’agissait de très vieux souvenirs, presque d’une autre époque, voire d’un autre monde. Nous ne sommes, simple exemple, ni communautarisés ni unis, nous sommes désunis (pas séparés, désunis} et disposés, ah pour ça oui ! à nous faire tous les coups en vache possibles. Mais personne ne franchit aucun Rubicon. Nous avons un avenir mais pas de projet.
J’ai été très frappé par le discours de rentrée qu’a prononcé, au Jeune Barreau de Liège, Me Bours, discours dont on trouvera de larges extraits en page *** Un mot y apparaît très vite : celui d’angoisse et il me semble qu’il survole tout l’exposé
Il y a beaucoup à dire sur l’angoisse, et d’abord naturellement qu’elle est irrationnelle, qu’elle ne procède apparemment de rien de particulier C’est un état. On en change, nul ne sait jamais quand ni comment, mais on n’en guérit pas.
Que la Belgique ait été mal gouvernée pendant et depuis les années soixante, si prospères, que l’imprévoyance démagogique y ait été poussée plus loin qu’ailleurs en sorte que nous nous retrouvons exsangues, ce n’est pas douteux – encre que nul ne paraisse se soucier de le reconnaître dans les meetings, chacun se sentant morveux probablement. Mais enfin, le crise n’est pas seulement belge et l’angoisse n’est pas notre lot exclusif.
– Nous en venons à l’âge du fondamental, dit à peu près un des héros de l’Espoir de Malraux.
Echo e la phrase prononcée par un des frères Karamazof : Si Dieu n’existe pas, tout est permis !
Des millions d’hommes et de femmes manifestent dans toutes les villes d’Europe contre l’implantation de missiles. C’est un phénomène qu’aucun parti politique, vieux réflexe, ne saurait éluder. On mobilise donc les Etats-Majors de partis pour s’entre-expliquer qu’on a tort ou raison, à moitié tort, à moitié raison, que les pacifistes sont à l’ouest mais les missiles à l’est, que mieux vaut être rouge que mort ou qu’on ne veut être ni rouge ni mort. C’est dérisoirement en-deçà de l’angoisse.
Elle suinte de partout. Aucune dialectique n’a prise sur elle. De quelque côté qu’on se tourne, elle est là.
Perdre son emploi peut être une épreuve de courage, l’occasion d’un renouveau. Arrive pourtant un moment où trop de gens se retrouvent au chômage et où, renversant l’ordre des choses, c’est avoir un emploi qui deviendra exceptionnel, privilège qui paraîtra nécessairement odieux. Quelles luttes de classes on nous prépare !
Les fonctionnaires ont la garantie d’emploi, mais qui pourrait être sûr que ce sera vrai longtemps encore ? Le gouvernement hollandais, qui n’a point accoutumée de rêver et de se payer de mots, a décidé de diminuer les traitements des fonctionnaires de 3,5%. Des gréves (perlées) ont éclaté qui, si inhabituelles qu’elles soient là-bas, ne menacent pas vraiment le pouvoir. Les Hollandais savent trop que c’est ça ou des licenciements. Leurs ministres le leur ont clairement dit à la télévision et dans les journaux. Ils savent même qu’en réalité, ce seront et des diminutions de traitements et des licenciements. C’est la précarisation de toutes les garanties auxquelles ont croyait dur comme fer il n’y a pas si longtemps.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°026 (14 octobre 1983)

Le procès du Dr Baudour

Le procès du Dr Baudour et d’un pharmacien de Bruxelles, qui devait commencer le vendredi 7 octobre dernier, a été remis le matin-même de la première audience, à la fois en raison d’une nouvelle inculpation (de faux ‘techniques’ semble-t-il, de prescriptions médicales anti-datées) et d’un mandat d’amener dont l’avocat du Dr Baudour, Me Kryxine, et lui-même, avaient eu connaissance quelques instants auparavant, dans la salle des pas perdus du Palais de Justice.

Il y a longtemps que l’instruction, que les instructions plutôt, à charge du Dr Baudour étaient en train, pour entretien de toxicomanie. Successivement, Mmes Lyna, doyen des juges d’instruction, Coppieters, Van Bellaiengh et De Gryse s’en occupèrent car on allait de rebondissement en rebondissement. Trois patients du Dr Baudour se firent des injections mortelles…

Vendredi néanmoins, on pouvait croire que son procès allait commencer. Les péripéties de la dernière minute qui amenèrent M. le Président Amores y Martinez à remettre l’affaire peuvent intriguer. Il est singulier qu’on paraisse s’aviser au tout dernier moment que le Dr Baudour signait des prescriptions anti-datées, ce qu’on savait au moins depuis deux mois (à l’occasion de l’arrestation d’un de ses clients, un voleur sur qui un policier avait tiré un coup de feu). Certes, le faux est un crime dont le Tribunal correctionnel ne peut connaître si la Chambre du Conseil ne l’a pas correctionalisé (ce qu’elle fera plus que probablement en l’espèce) mais on aurait peut-être pu s’en aviser plus rapidement ?

Reste l’arrestation. Qu’est-ce qui l’a motivée ? On reprocherait au Dr Baudour d’avoir dispensé à ses clients drogués des cachets d’un produit de substitution de l’héroïne, la méthadone, cachets qu’ils auraient pu réduire en poudre, mélanger à de l’eau et s’injecter dans les veines avec les risques énormes que cela comporte. Cette crainte n’est pas vaine : certains drogués feraient n’importe quoi pour retrouver l’impression de leurs premiers ‘flashes’, s’injecter de l’essence de briquet, par exemple… et en mourir. La Commission médicale du Brabant a d’ailleurs écrit, récemment, au Parquet de Bruxelles, qu’elle avait reçu, à ce sujet, des informations extrêmement inquiétantes selon lesquelles des médecins prescriraient de tels médicaments sans les administrer eux-mêmes sous leur surveillance directe. Ce serait le cas du Dr Baudour.

Ce qui est surprenant, encore une fois, est qu’on aie l’air de s’aviser de ce que le Dr Baudour ne cachait nullement – en particulier lors d’une conférence de presse qu’il a tenue il y a plusieurs semaines.

C’est le fond du problème : le Dr Baudour ne nie nullement ce dont on l’accuse mais il estime qu’il a raison, fût-ce contre l’avis de presque tous les autres médecins, d’agir comme il le fait.

Il ne s’agit évidemment ici ni de le défendre ni de s’en prendre à lui ou à qui que ce soit. Plutôt de constater qu’une fois de plus, il y a deux manières d’envisager, dans quelque domaine que ce soit, une action curative ou répressive et que la marge entre les deux peut s’estomper.

A tort ou à raison – et son procès nous apprendra ce qu’il faut en penser concrètement et non théoriquement – le Dr Baudour semble avoir décidé de faire confiance aux drogués qu’il soigne. Il leur prescrit de la méthadone en sachant que, le cas échéant, ils pourraient l’utiliser dangereusement. Il leur explique ces dangers mais, au bout du compte, court le risque qu’un de ses patients se fasse quand même une injection catastrophique. c’est arrivé. Mais il estime que le ‘déchet’ est encore plus considérable si on utilise une autre méthode…

Ces infortunés qui n’ont ni jeûné ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle. La magie les dupe et allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que, nous, poètes et philosophes, qui avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation, par l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence

Baudelaire, Les paradis artificiels

Cette autre méthode, préconisée par le Conseil de l’Ordre, consiste, pour le médecin, à injecter lui-même le produit, et à surveiller sans cesse, par des analyses d’urine notamment, si le patient ne s’administre pas en outre de la drogue qu’il aurait pu se procurer ailleurs. Voilà qui suppose évidemment un investissement assez lourd mais qui dégage entièrement la responsabilité du médecin. On n’a plus rien à lui reprocher si, par exemple, son patient se suicide, autrement qu’en se faisant une surdose, ou en se la faisant avec un produit qu’il a acheté au marché noir…

Toutes les comparaisons sont de raison à ce niveau de la discussion. Il y a deux manières de concevoir la lutte contre la récidive des condamnés : soit tenter de préparer leur réinsertion sociale en leur accordant des congés pénitentiaires, soit au contraire leur faire purger leur peine jusqu’au bout, sans faiblesse. Le nombre est infime de ceux qui à l’occasion d’un congé pénitentiaire perpètrent un crime, mais un seul de ces crimes a évidemment un impact émotionnel énorme sur l’opinion publique. Faut-il, pour l’éviter refuser à un grand nombre de prisonniers qui ne tueront ni ne voleront plus une chance de se réinsérer dans la société ? Faut-il pour éviter qu’un drogué ne s’injecte follement de la méthadone en cachet priver tous les autres d’une méthode de traitement moins lourde et finalement moins dure ?

Beaucoup de notions interviennent ici, et d’abord celle de responsabilité. Le ministre de la Justice qui ne libérerait plus aucun prisonnier conditionnellement ne courrait pas le risque d’apprendre que l’un d’eux a tué quelqu’un ! En soignant des drogués à la camisole de force, on ne risque pas de surdose ! Grave question de savoir s’il faut ou non prendre parfois des risques, si nous en sommes encore capables au demeurant et, en dernière analyse, si une prudence exagérée ne débouche pas nécessairement sur une beaucoup plus grande accumulation de risques ?

De tout temps, la justice comme la médecine, disciplines à la fois très éloignées l’une de l’autre mais ayant leurs accointances obscures, ont participé de ces deux conceptions. Exactement comme d’aucuns pensent que les prisons doivent être dures, pour “qu’ils le sentent passer”, il y a une médecine pour laquelle les drogués aujourd’hui (les fous hier) doivent être soignés un peu à la dure – pour leur bien, naturellement ! Foin de confiance, de dialogue et toutes ces choses : nous savons mieux que lui ce qui est bon pour lui !

C’est dans l’air depuis, comme le dit excellemment le professeur Léauté, que la peur bivouaque à nouveau à notre époque, peur diffuse, trouvant ses points d’orgue dans certains faits-divers épouvantables. Mille choses nous [poussent], périlleusement, à ne prendre le moindre risque…

En décidant de faire confiance à ses patients, le Dr Baudour était-il un jobard, un inconscient ? Agissait-il avec une légèreté coupable ? Seul son procès nous le révélera et il ne s’agit ici, encore une fois, de prendre position ni pour lui ni contre lui. Toutefois, il se développe une campagne qui dépasse son cas. Elle doit retenir notre attention. Les drogués sont les repoussoirs de notre société : elle les a pourtant secrétés et la manière de les soigner, ou de les punir, ou de les soigner en les punissant, est un débat qu’on ne doit pas conclure trop vite, dans un sens ou dans un autre.

Philippe Toussaint


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