Journal des procès n°250 (10 décembre 1993)

Comment s’appelait-il, qui êtait-il ? On devrait bien pourtant lui élever un monument en forme de tulipe, dont Tristant Derême suggérait qu’on les semât dans les oreilles, Traduit devant quelque cour extraordinaire pour complot contre l’Etat et sommé par le président de dire quels étaient ses complices, il eut ce mot superbe que n’importe quel acteur rêverait de lancer devant un parterre trépignant d’enthousiasme :
– Toute la France et vous-même, monsieur le président, si j’avais réussi !
Panurge y voyait plutôt des moutons et se tapait les cuisses qu’ils fussent si grégaires et impulsifs. De même, l’escroc parfaitement pur annonçant dans les journaux qu’il ne reste que huit jours pour lui envoyer mille francs, devient riche avant la fin de la semaine. Tout de même, on créait un contrat : les juristes sont toujours ponctuels à ramener de I’ordre, même dans la poésie, La Fontaine maniait le vers mieux que Victor Hugo, car avec plus de simplicité, laquelle est la condition du grand art. Témoin ce passage des Contes :
“Que doit faire un mari dont on aime la femme ?
Rien.”
Ce n’est pas ainsi que l’entendent les législateurs depuis que les hommes cachent dans leur culotte une petite paire de couilles et les femmes autre chose sous leurs jupes, à quoi les unes et les autres attachent de I’importance. Que si, pourtant, on avait suivi le conseil du fabuliste, quelle économie de savants ouvrages, de jugements, d’arrêts, de gloses, tout ça pour :
“Rien.”
Tout passe, casse et lasse qui n’est pas édifié sur les sables de I’instant. La rose n’est jamais déclose et le lit des déesses est aussi leur sourire.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°249 (26 novembre 1993)

Paul Léautaud, pour qui tout écrivain qui recevait un prix littéraire était déshonoré, et qui n’avait lui-même, disait-il, accepté le Goncourt “que pour l’argent”, détestait opiniâtrement Jean Giraudoux. Il tenait que son oeuvre était à destination des “archicubes”, les anciens de Normale Supérieure. Léautaud détestait ces ouvrages écrits du bout de la plume, et insoucieux des dures réalités.
Comme cet ami de Goethe dont, suprême ironie, nul ne se souvient plus, il ressassait inlassablement le constat que le pauvre n’est pas seulement malheureux mais ridicule.
Giraudoux, quand à lui, roucoulait de plaisir en écrivant dans Bella qu’une de ses héroïnes, prostituée de son état, se sachant guettée dans un bar par un policier qui serait prompt à l’accuser de racolage et voulant néanmoins remonter un de ses bas, commença sur elle-même le lent travail de I’ambassadeur qui, au moment où il s’incline respectueusement devant un chef d’Etat pour lui présenter ses lettres de créances, sent céder ses bretelles.
Il y a là une vision du monde qui exaspère ceux que les drames et tragédies mobilisent. Insupportable fatuité, protestent-ils, de ceux qui sourient avec une hautaine indulgence, par opposition avec ceux qui rient ravageusement.
Mais comment choisir entre Montaigne et Rabelais, entre la lame qui délicatement tue sans presque faire saigner et le gourdin qui écrabouille Prichocolle, “ce que voyant, cuidé-je me conchier de joie” ? Après tout, Voltaire savait que Rousseau était un grand homme dont il ne partageait pas les idées (“mais je me battrais pour que vous puissiez les exprimer”) et l’accueillit fraternellement à Ferney. Cinq minutes. Après quoi il le trouva décidément imbuvable et n’eut plus qu’une envie, le flanquer à la porte comme Candide l’avait été lorsqu’on l’avait surpris à embrasser mademoiselle Cunégonde derrière un paravent : à grands coups de pied dans le derrière !
La tolérance et toutes ses sortes de choses dont nous parons volontiers notre ego, ne résistent guère plus d’un instant, pauvres de nous, au choc des inimitiés instinctives.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°248 (12 novembre 1993)

Léon Blum faisait observer, dans une préface qu’il écrivit un jour aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, que si des héroïnes de ce roman I’emportaient en perfidie sur les hommes, c’est que les femmes furent plus longtemps réduites en esclavage, de jure ou de facto. On trouve pourtant beaucoup de réactions d’esclaves dans la réalité sociale chez les hommes comme chez les femmes. Ainsi l’exclamation, si fréquente, lorsque quelque chose n’a pas été exécuté comme il était souhaitable : “Ce n’est pas de ma faute !” Réaction désastreuse car, s’il ne s’agit pas d’un sabotage, l’important n’est évidemment pas que ce soit de la ‘faute” de qui que ce soit mais de savoir, moins pourquoi que comment quelque chose a foiré. Le seul but étant que cela ne se reproduise plus, pour le plus grand bien général. C’est ce qui est presque impossible à expliquer de manière convaincante à l’immense majorité de ceux qui craignent de perdre leur place, exactement comme un esclave se souciait avant tout d’éviter le fouet mais se fichait pas mal des projets de son maître, lequel au demeurant ne songeait pas, fatale erreur, à les lui représenter.
Il est clair que lorsqu’un collaborateur, et non un esclave, dit “ce n’est pas de ma faute” il perd ipso facto tout crédit. Il serait mille fois préférable, pour lui, de constater que c’est de sa faute ! Mais encore faudrait-il que, de l’autre côté, on n’en profitât point…
Comme les relations sociales gagneraient à être sur pied d’égalité ! Malheureusement, les vanités s’en mêlent, la vieille et fausse idée que le patron est “maître chez lui” resurgissant à point nommé, tandis qu’il est le premier serviteur de son entreprise. La peur dicte fréquemment les réactions des autres, mauvaise conseillère s’il en est. En un mot comme en cent, la dignité se paie, elle n’est jamais le lot chanceux ni des uns ni des autres !

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°247 (29 octobre 1993)

Le premier qui tient la porte ouverte pour laisser passer une dame est bon  pour la tenir ouverte jusqu’à la fin de la queue. Encore heureux si le dernier ne lui dit pas “merci mon ami” et ne lui glisse pas la pièce ! Ainsi en va-t-il dans beaucoup d’autres domaines : le plus petit geste de bonne volonté ou de politesse vous engage démesurément et si, d’aventure, excédé, vous lâchez la porte rabattante, attendez-vous à une réaction scandalisée, car le pli était si bien pris que le suivant le reçoit en pleine figure ! Et c’est de votre faute !
On a d’abord envie de sourire lorsqu’un automobiliste double une interminable théorie de voitures sur la gauche puis, sans vergogne, s’empare de la première place en se rabattant impérieusement sur la droite et gagne un temps certes médiocre en soi, cinq minutes au plus, mais qui proclame en quelque sorte les avantages de la brutalité et de la grossièreté.
Plus comique est l’air innocent de celui qui se présente à la caisse express d’un grand magasin avec une charrette bourrée de marchandises. Si la caissière le lui fait remarquer, il tombe des nues et, sans tarder, trouvera mesquin qu’on attache une telle importance au règlement. Mais toute votre bonne humeur revient quand, par contre, s’avisant que vous ne devez payer qu’un ou deux objets, le client précédent vous invite à passer devant lui. Rien n’est jamais perdu et après tout malins et tricheurs ne savent pas ce qu’ils perdent : un sourire amical.
Dans le même ordre d’idées, un ami nous racontait que I’automobiliste qui, obligeamment, le ramenait chez lui en pleine nuit, conduisait avec ses grands phares allumés. On lui en fit la remarque et il répondit (de la meilleure foi du monde ?) : “Si j’utilise mes phares de croisement, je ne vois plus rien !” Amusons-nous…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°246 (15 octobre 1993)

Rien ne sert de courir, il y a quand même des bouchons sur les routes ! Mais quand on n’a pas de tête, il faut de I’essence pour retourner à la maison quérir le document qu’on y a oublié. Ainsi serait-il temps de mettre les adages, maximes et expressions qui firent fortune, au goût du jour. Le laboureur dit maintenant à ses enfants que c’est le fond qui manque le plus et non le moins, le tout n’étant pas de bien travailler mais d’avoir du travail. Au reste, labourer, c’est créer des surplus agricoles, ce qui devient incivique. Cette leçon vaut-elle un fromage au lait entier ou écrémé ?
Le cœur a ses raisons que la raison connaît parfaitement depuis Proust et quelques autres. Après la pluie, rarement le beau temps, le Pacte social qu’on nous concocte le démontrera sans doute. Enfants, cachez vos rouges tabliers – je dis ça, mais je ne dis rien ! – et je me nourris, vous le voyez assez, de beau langage et non de bonne soupe qui est un manger savoureux mais vulgaire.
Jouons, jouons avec les mots qui se jouent de nous mais dans cet océan d’à peu près que Raymond Queneau annonçait génialement en écrivant : “Allo ? M. le copissaire de molice ? Il n’y a pas une pinute à merdre !“, aussi ponctuel que le retour des saisons et vaste comme le ciel étoilé au-dessus de nos têtes, continue de scintiller le poème de Nerval : Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé, le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°245 (1 octobre 1993)

Pline l’ancien dont, à tort, nous relisons rarement l’Histoire du Monde, dit des rossignols que c’est miracle qu’une voix si hautaine sorte d’un si petit corps, et qu’il puisse tenir si longtemps haleine.
D’avantage, dit Pline, traduit ici par Antoine du Pinet, il a un chant ‘fort accordant, et parfaitement Musical : car quelquefois il fait ses tons longs, et quelquefois il fredonne : et d’autres fois il couppe son chant court : tantôt il assemble sa voix comme de crochets musicaux ; et d’entre-lasseures : puis la reprenant, il l’allonge, et quelquefois il l’obscurcit, usant de feintes au dépourvu. Une autrefois il gazouïllera entre soi-même, conduisant ses tons d’une même haleine, chantant maintenant pesamment, comme par semibrèves : baissant maintenant sa voix, la haussant quelquefois, et maintenant se dégoisant dru et menu. Quelque fois aussi il fera ses poincts d’Orgues, jettant sa voix haute comme une fusée, quand il lui plaît : tenant ores le dessus, maintenant la taille, et quelque fois la basse-contre. Pour conclusion, il n’y a instrument au monde, où on puisse trouver une Musique plus parfaite que celle qui fredonne en cette petite gorge.”

Quel beau texte ! Toutefois, les fusées existaient-elles, ailleurs qu’en Chine, au premier siècle de notre ère ? Et Antoine du Pinet n’a-t il pas traduit anachroniquement ? Mais ce n’est qu’un détail…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°244 (17 septembre 1993)

Apologue (fable présentant une vérité morale) de Kabylie. Une femme, enlevée de force, échappa à ses ravisseurs et rencontra un lion qui la prit sur son dos et la ramena sauve dans son village. Les amies de cette femme se réjouirent de la revoir et lui demandèrent qui l’avait sauvée ?
C’est un lion, répondit-elle. Il a été très bon pour moi mais a mauvaise haleine !
Les amies rirent sous cape mais le lion, qui était caché tout près de là, entendit le propos et n’en rit point. Une nuit, la femme se rencontra avec lui et le lion lui dit :
Prends un bâton et frappe-moi !
Non, répondit-t-elle, car un lion m’a rendu service, je ne sais si c’est toi ou un autre, car les lions se ressemblent tous.
C’est moi, dit-il. Frappe, et fort, ou je te mange !
La femme prit un bâton et le frappa si fort qu’elle le blessa.
Maintenant, tu peux partir, dit-il.
Plus tard, la femme et le lion se rencontrèrent à nouveau.
Regarde l’endroit où tu m’as blessé, dit le lion, est-il guéri ?
Il l’est, dit la femme, en caressant I’endroit.
Une blessure se guérit en fait souvent toute seule, dit le lion, mais
non le mal que fait une méchante parole.
Et alors il l’emporta et la mangea. Les lions sont des hommes et quand on dit qu’ils mangent des femmes, on entend qu’ils les prennent, mauvaise haleine ou pas, sur leur dos – la préposition “leur” laissant subsister un sérieux doute quant au dos de qui.

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°243 (3 septembre 1993)

Quel plaisir (pour nous mais aussi pour vous, faute de quoi nous liriez-vous ?) de reprendre, après deux mois de vacances, la publication du Journal des procès ! Il va bien, comme vous pouvez vous en rendre compte, il continue sur sa lancée qui est celle de l’amitié au-delà des divergences, de I’optimisme compris en ce sens que de la conjonction de bonnes volontés venant de tous les horizons, surgiront des améliorations de notre société et que le mot d’ordre reste de tirer les gens – les gens, c’est nous ! – vers le haut.
Elle en a grand besoin, notre société ! Tant et tant d’entreprises qui ferment leurs portes, tant et tant d’ouvriers, d’employés mis au chômage. Plus on va et plus, à l’inverse de ce que disait le laboureur de La Fontaine à ses enfants, c’est le fond qui manque le plus ! Est-ce que tout ça ne va pas finir par craquer, est-ce qu’on ne lutte pas contre l’impossible ? Les pays de I’Est, enfin libres, bradent leur production, ruinant la concurrence au moment même où l’afflux d’immigrés est une charge de plus en plus lourde pour nos pays.
Il faut, comme toujours, tout faire en même temps, ne céder sur aucun principe, remettre sans cesse I’ouvrage sur le métier, faire preuve d’imagination, ne penser qu’au mieux être possible. La justice est là pour nous guider, vertu tellement plus grande que la charité. L’humour aussi…
Vous connaissez peut-être I’histoire. Un avocat envoie un télégramme à un de ses clients, rédigé en ces termes concis : LA JUSTICE L’EMPORTE !
Réponse du client: INTERJETEZ APPEL…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°242 (25 juin 1993)

Tout le monde connaît la remarque, apparemment mais hypocritement incidente, il est permis de le croire, que fait Francis Ponge en introduction à son poème intitulé VERRE D’EAU. Les première et dernière lettres de VERRE D’EAU, note-t-il, sont les seules de l’alphabet qui soient en forme de vases. Sauf l’Y bien sûr, mais il n’est en somme qu’un I sophistiqué, donnant à penser, quand nous I’utilisons, que nous sommes des hellénistes.
Un esprit se voulant rationnel tranchera qu’il s’agit d’un hasard dont il serait abusif et même stupide de tirer rien qui vaille plus qu’un sourire. Mais c’est déjà beaucoup ! Si jamais un coup de dés n’abolira le hasard, celui-ci se fortifie étrangement de piquer notre curiosité. On en vient alors à se demander si, après tout…
Ainsi en va-t-il parfois des coquilles, clignotantes comme des clins d’œil. Lorsqu’une “dame de porcelaine” devient une “dame de percelaine’, on se prend à rêver : le joli mot que “percelaine”. Au delà de la coquille, lorsqu’on a composé “l’I.C.I.T.” pour “licéité”, on s’esclaffe. Les sigles envahissent tout ! Mais n’est-ce pas de nature à nous alarmer ? Le signe devient présage.
Autour et alentour des jeux de mots, ou de lettres, il y a davantage peut-être que des bévues, des maladresses fortuites ou des cocasseries comme si les faits sur lesquels on raisonne se vengeaient brusquement, d’être traités comme s’ils n’avaient pas d’âme. Rien n’est jamais vraiment innocent…

Philippe Toussaint


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Journal des procès n°224 (16 octobre 1992)

Où gîte le Pouvoir judiciaire ? Chez chacun des juges du royaume, et nulle part ailleurs. Où gîte la liberté de la presse (qu’on appelle parfois le quatrième Pouvoir) ? Chez chacun des journalistes, et nulle part ailleurs.

Ces constats sont bons à rappeler. On surprendrait sans doute beaucoup de citoyens en leur disant que le ministre de la Justice n’a rien à dire, et encore moins à ordonner à des juges et que la moindre intervention du gouvernement serait, à leur égard, scandaleuse.

Il n’en reste pas moins qu’il y a une hiérarchie entre les Pouvoirs et que le Législatif devrait être le premier, qui est l’émanation par excellence de la Nation, mais nous savons que, bien malheureusement, la Parlement ne compte plus guère en ce que les majorités y sont partisanes. L’Exécutif a, au contraire, tendance à s’accorder de plus en plus de prérogatives. Quant au Judiciaire, légitimement ombrageux, car les dérives seraient rapides, il entretient une sorte d’incompréhension avec les deux autres Pouvoirs, lesquels ne comprennent pas que des hommes et des femmes qui sont venus leur faire des courbettes pour être nommés (du moins avant la nouvelle loi), une fois qu’ils le sont, se targuent d’être ingrats !

De même, les journalistes, qui revendiquent avec raison d’être l’incarnation de la liberté de la presse, irritent leurs patrons : qui les engage, et qui les  paie à la fin ? Grave question de savoir si ce sont les patrons ou les lecteurs ? L’ambivalence de l’entreprise, à la fois commerciale et intellectuelle, nourrit nécessairement des équivoques…

Ceux qui ont assez d’argent, assez de millions ou de dizaines de millions  pour créer ou acheter un journal se persuadent aisément qu’ils pensent aussi bien que les journalistes, et les politiques qu’ils jugeraient aussi bien, sinon mieux que les juges. Ah ! s’ils étaient juristes ou, comme le soupirait un directeur de journal, “si je savais écrire !” Difficile de les convaincre que juger et écrire ne sont ni des trucs ni des moyens !

Philippe Toussaint


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